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L'école des paysans

Paul HARVOIS 1919 - 2000

10 Novembre 2016 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Personnalités de l'enseignement agricole

Paul HARVOIS   1919 - 2000

Paul HARVOIS, un homme debout

C'est en 1966, à l'occasion de la seconde Université agronomique de Printemps au Pradet, au bord de la Méditerranée, que j'ai rencontré Paul Harvois. Elève-ingénieur d'agronomie, je participais à ce stage de deux semaines réunissant toutes les promotions sortantes des écoles de formation d'ingénieurs fonctionnaires et d'enseignants du ministère de l'Agriculture. Avec son équipe du GREP, Paul Harvois faisait se rencontrer ceux qui allaient travailler ensemble au développement de l'enseignement agricole. Collaborateur d'Edgard Pisani, il avait imaginé cette formule de décloisonnement de diverses catégories de fonctionnaires que l'administration tenait à former séparément, hiérarchie entre corps oblige ! Cette démarche était tellement originale qu'il n'y eut que trois sessions et que depuis 1968 on a parlé souvent de reprendre la démarche sans jamais s'y risquer.

Cette rencontre avec Paul Harvois fut un choc pour la plupart d'entre nous. En ce qui me concerne, après des années de prépa et d'école d'ingénieur, j'avais devant moi non un professeur dans son rôle académique mais un homme dans sa totalité. Un homme passionné, enthousiasmant ou irritant selon les moments et les personnes, un homme de dialogue ayant parfois du mal à accepter la contradiction, mais un homme qui ne jouait pas un rôle. ll nous parlait d'éducation permanente, de promotion sociale, d'animation rurale, soulignant ce qui bougeait au sein de la société, ce qu'il appelait des “faits porteurs d'avenir."

ll nous obligea, non sans réticence de notre part, à participer à divers ateliers où nous avons pratiqué le chant ou la peinture, échangé sur l'aménagement du territoire, la vie communale ou l'architecture scolaire ; il nous emmena écouter des chœurs sous les voûtes de l'abbaye du Thoronet, autant de manières de nous sortir de nos habitudes.

Par sa façon d'être, de communiquer, il m'a fait comprendre l'importance de se comporter en “homme global", de ne pas dissocier en nous - selon le slogan de l'éducation populaire - “l'homme, le producteur, le citoyen." Cette conception que j'ai assimilée non seulement à ce moment mais dans les années suivantes, notamment lors d'un mémorable voyage d'étude au Québec en août 1968, avec l'équipe du GREP, j'ai essayé de ne pas l'oublier depuis.

Paul Harvois a notamment énoncé ses conceptions lors de la leçon inaugurale de la Chaire d'éducation des adultes de l'ENSSAA, faite le 6 décembre 1966.

Affirmant vouloir un style d'enseignement reposant sur le "dialogue sans craindre l'affrontement”, il souligna l'importance de la formation pour préparer des êtres autonomes doués d'imagination et de caractère, des êtres communautaires et équilibrés “sachant retrouver la solitude, la méditation et la beauté ; la nature et l'architecture ; la cellule familiale et la détente." ll développa aussi sa vision de l'ingénieur – près de l'homme et de la société - et celle du fonctionnaire d'une démocratie de participation inventant “des formules novatrices de consultations, de concertation, de cogestion et de coanimation travaillant au service de l'État et au service du citoyen.

Ses conceptions, Paul Harvois n'a pas fait que les énoncer, il les a concrétisées notamment à travers la création des animateurs et professeurs d'éducation socioculturelle, puis par l'ouverture à Dijon de l'Institut national de promotion supérieure agricole, l'lNPSA. Mais, si aujourd'hui ses idées sont reprises par beaucoup, si l'on salue quasi unanimement l'homme et son œuvre, il fut alors violemment contesté,

ainsi que son équipe, par une partie de l'administration et des hommes politiques. Les grèves et l'agitation de mai 1968 dans l'enseignement agricole lui furent imputées, Dijon fut stigmatisée “base rouge" et les tenants de l'ordre établi obtinrent qu'il soit interdit d'enseignement à l'ENSSAA.

Paul Harvois a réagi avec véhémence et a choisi de se replier au sein du GREP, ayant le sentiment d'avoir été abandonné par les membres de l'équipe qui continuait le projet dijonnais, se considérant comme “le pionnier évincé à l'instant de la réussite." Pour autant, il a continué à exercer une influence certaine sur l'évolution de l`enseignement agricole par son action personnelle, les anciens stagiaires des trois Universités agronomiques ont su valoriser leur culture commune et les premières promotions d'animateurs socioculturels ont diffusé ses idées.

Je l'ai revu quelques fois, ne perdant pas le contact au fil des courriers, et puis je l'ai retrouvé toujours aussi convaincu et dynamique à travers ses entretiens avec mon collègue Philippe Dodet, élaborant cet “abécédaire vidéo" que nous pouvons continuer à consulter aujourd'hui et qui nous invite à toujours lutter, à ne pas se laisser enfermer, à demeurer optimiste face à l'avenir, en un mot à être debout.

Michel BOULET

Texte paru dans la revue de la DGER, « Parlons-en », mai 2001.

 

Paul Harvois en quelques dates

Né en 1919 à Romery dans la Marne, fils d'un cheminot militant syndical, il emprunte la voie alors classique de la promotion sociale en devenant instituteur. ll est très tôt un vrai militant puis un résistant actif durant l'occupation.

En 1945, il devient inspecteur adjoint de l'éducation populaire.

En 1952, nommé directeur départemental de la Jeunesse et des Sports de Haute-Marne, il rencontre le jeune préfet Edgard Pisani avec qui il mettra en œuvre à plusieurs reprises ses idées novatrices.

En 1960, il collabore activement avec l'association Peuple et Culture, notamment avec Joffre Dumazedier à la conception des premiers stages d'« esthétique de la vie quotidienne ».

En 1963, il rejoint Edgard Pisani devenu ministre de l'Agriculture et devient chef du bureau de la Promotion sociale et des activités culturelles auprès du directeur général Jean-Michel Soupault, il est alors à l'initiative de la création de l'éducation socioculturelle et de la formation d'ingénieurs par la voie de la promotion sociale.

En 1966 professeur à la Chaire d'Éducation des Adultes de l'École nationale supérieure des Sciences agronomiques appliquées, ENSSAA, de Dijon.

En 1968, interdit d'enseignement se replie sur le GREP, développant la revue « Pour » et multipliant les initiatives.

En 1985 arrive l'heure de la retraite qui chez lui ne pouvait qu'être active. Vice président du Parc National des Cévennes il participe activement à la vie locale de Felgerolles et se livre à sa passion de toujours, l'architecture, en reconstruisant un hameau sur les contreforts des Cévennes.

Décède le 22 novembre 2000.

Quelques textes de Paul Harvois

- « Une réalisation de l’État : l'animateur socioculturel en milieu rural. » L'animation culturelle. Paris, Éditions ouvrières, 1964, p. 118-123.

- « Projet de formation d'animateurs permanents (fonctionnaires). » L'animation culturelle. Paris, Éditions ouvrières, 1964, p. 188-198.

- « Conférence inaugurale de la Chaire d'éducation des adultes de l'ENSSAA. 6 décembre 1966 ». Dijon, ENSSAA, 5 p.

- « La politique d'animation socioculturelle dans les établissements d'enseignement public agricole ». Éducation permanente, 1969, p. 25-43

- La politique d'animation socioculturelle dans les établissements d'enseignement public agricole. [s.l.], janvier 1970, 10 p.

- « Le monde agricole et la formation : bilan et prospective ». Conférence aux journées de l’INPAR de Rennes le 18 février 1971. Pour, n° 232, 2016 ; p. 39-47.

- «  Formation professionnelle, formation générale et promotion collective : le rôle des associations volontaires. » Droit Social, n° 9-10, septembre-octobre 1973, n° spécial ''La formation professionnelle continue''.

On trouvera ci-dessous deux textes de Paul Harvois consacrés aux deux domaines où il a concrétisé ses idées novatrices, par des "faits porteurs d'avenir" au sein de l'enseignement agricole public.

1966   L'ÉDUCATlON DES ADULTES A L'ENSSAA

École nationale supérieure des Sciences agronomiques appliquées.

Chaire d'éducation des adultes

Conférence inaugurale du 6 décembre 1966

Un certain nombre d'amis de différents horizons ont voulu observer comment allait débuter cette éducation des adultes auprès des ingénieurs et professeurs-éleves de l'ENSSAA, et ce faisant, pour certains, me témoigner leur estime affectueuse. Pourquoi ne pas leur dire que j'y suis sensible au moment où le pionnier que je n'ai cessé d'être a besoin de cette chaleur ?

Il est toujours difficile, en effet, de communiquer, et il l'est encore plus de dialoguer avec des hommes et des femmes d'une grande école prestigieuse, pour moi qui ne suis riche que de mon expérience d'homme d'action et de mon exigeante passion pour la justice et la beauté.

Le style et l'esprit de

L'ÉDUCATlON DES ADULTES A L'ENSSAA

Précisons des l'abord que cette chaire recherchera un style et témoignera pour un esprit :

UN STYLE : le dialogue sans craindre l'affrontement.

La rencontre, la pénétration du monde et du siècle dans notre enseignement seront notre règle. Et le professeur rapidement s'effacera derrière une équipe : la chaire deviendra dès les prochains jours un département comme les Américains le pratiquent, et comme le colloque de Caen le réclame. Les ingénieurs et professeurs y seront associés au sein d'un conseil de réflexion pluridisciplinaire.

Ne nous faisons pas d'illusions : changer les termes du rapport traditionnel maitre-élèves n'est pas facile : cela suppose la rupture des liens de dépendance entre celui qui sait et ceux qui ne savent pas, en admettant, à la limite, qu'on va apprendre à savoir en commun, donc qu'il y a des acquisitions å faire ensemble, qu’il n'y a plus de cloisonnement entre élèves concurrents et de relations verticales entre professeurs et élèves, qu'il y a des responsabilités du groupe envers les individus et des individus envers le groupe, que chacun reste autonome et majeur. Nouvelle acception de la notion d'information et nouvelle éthique pour l’individu !

UN ESPRIT : le souci permanent de la synthèse.

L'extension fabuleuse des connaissances, et la spécialisation à outrance de plus en plus nécessaire qui en résulte, exige des hommes, tout autant pour leur équilibre personnel que pour l'efficacité de leur travail, de se resituer dans le monde, de découvrir à nouveau l'universalité de connaissance de Léonard de Vinci et de Pic de la Mirandole. Plus on appréhende les détails, plus il convient de garder une vue globale et synthétique des problèmes.

L'homme, s'il veut vivre, s’il veut exister, doit parcourir sans cesse ce chemin entre les extrêmes pour retrouver son unité.

Un spécialiste peut faire de la prévision. Chacun sait pourtant que seuls les généralistes, je n'ose pas dire les philosophes, sont capables de prospective car elle suppose connaissance et analyse des faits mais aussi imagination.

Pour comprendre notre métier et pour l'assumer il nous faut prendre du champ et embrasser l’époque. Comment juger et trouver les solutions aux problèmes de la civilisation contemporaine si on se contente d'être un technicien préoccupé essentiellement par l'amélioration de la résistance du blé 404 à la verse dans le Soissonnais ; alors que l'avenir de cette région aux portes de Paris est peut-être de devenir le jardin maraîcher de la cité de 14 millions d'habitants envisagée par Delouvrier. Ce n'est bien sûr qu'un exemple osé, une boutade, mais c'est aussi le point de départ d'une interrogation.

QUELQUES GÉNÉRALITÉS sur l'éducation des adultes

Peut-être, avant de poursuivre, est-il bon de mieux situer l'éducation des adultes.

Voici seulement dix ans, qui en parlait, hormis quelques universitaires isolés, certains industriels de pointe et les militants d'éducation populaire ? L'Amérique nous avait envoyé le TWI (Training-Within-industry) qui concerne : l'enseignement, l'amélioration des méthodes de travail, l'art de commander. Peuple et Culture avait lancé l'entrainement mental et Conquet å la Chambre de Commerce prônait un système d'éducation...

Mais les notions étaient encore vagues pour la majorité. Les éducateurs se cantonnaient dans le culturel et les chefs d'entreprise dans la technique. Beaucoup de ceux-ci refusaient encore une information économique pour leur personnel tout autant que les grandes écoles pour leurs élèves, et beaucoup de ceux-là méprisaient le social qu'on réservait aux bonnes œuvres. Et puis le culturel est devenu le socio-culturel et le technique a glissé vers le technico-économique. On parle aujourd'hui de socio-économique !

Étudiez les objectifs 1968 du Centre National de la Vulgarisation, à l'origine essentiellement techniques ; le mot social tout autant que le mot économique y figurent. Jetez un coup d’œil sur les programmes de « recyclage » des entreprises de pointe : le perfectionnement psychologique et culturel est mentionné en toutes lettres. Un livre très remarquable de Gilbert Sarrouy sur « Le perfectionnement du personnel dans les entreprises en France » nous apporte d'utiles réflexions.

M. Roux, des Raffinerles de sucre Saint-Louis, est encore plus explicite. Devant les cadres et la maitrise, il déclare : « Je ne suis pas venu vous parler de technique mais de bonheur... vous étes responsables d'une partie du bonheur de vos gens !› Il est ainsi des poètes, ce sont eux, toujours, qui finissent par triompher.

En fait ,en 1966, une minorité agissante a pris en charge les contenus de l’éducation permanente. Hier simple vocabulaire, l'expression recouvre aujourd'hui une réalité qui signifie tout à la fois :

* l'action de promotion professionnelle et l'élévation dans la hiérarchie sociale,

* la préparation à la reconversion à l'intérieur de son propre métier,

* la mise à jour des connaissances continuée toute la vie,

* la formation générale et l'ouverture sur le monde.

Pour ma part, et quel que soit le secteur énoncé de l'éducation permanente, il m'a semblé qu'il importait de revenir aux valeurs d'un humanisme moderne, et de ne pas perdre de vue les finalités qui en découlaient, valeurs et finalités de plus en plus précieuses dans le bouleversement quotidien et contraignant où nous vivons.

Car si l'éducation permanente n'est pas une donnée nouvelle (Condorcet la définissait déjà très remarquablement au XVIIIe siècle et les syndicats épaulés par les Universitaires en formulaient la nécessité des 1890) la croissance vertigineuse du progrès technique nous fait une impérieuse obligation de la généraliser,

- pour des raisons économiques,

- pour des raisons humaines,

raisons intimement mêlées, faut-il le préciser.

L'économie doit sans cesse s'adapter, faire face aux changements. Une usine révolutionnaire en 1944 est une usine morte en 1966 si les directeurs n'ont pas changé leurs machines, étendu leur marché, étudié au jour le jour les besoins de la clientèle. Mais pour cela il lui faut des hommes de plus en plus majeurs, de moins en moins robots. Beaucoup d'entreprises et d'industriels ne s'y sont pas trompés.

Parallèlement, à quoi sert une université qui ignore la vie, et forme des hommes qui devront recommencer leurs études sur le tas, où les preuves de la valeur réelle ne correspondent pas toujours, loin s'en faut, aux résultats d'un enseignement désuet ? Répondant à des besoins économiques, les nouveaux systèmes d'éducation devront répondre en même temps aux besoins de l'homme, traumatisé sans cesse, déséquilibré par l'affolement, la précipitation, le changement, la migration. Si nous y ajoutons le voyage et la télévision, facteurs nouveaux d’information et de comparaison pour le plus grand nombre, si nous rappelons la vague démographique qui modifient les facteurs et les rapports sociaux, Il est bien certain qu'un système cohérent et global doit être pensé au plus haut niveau de la politique, et nous revenons donc aux finalités évoquées et qui doivent tenir tout autant compte d'une certaine perception de la condition humaine que de l'observation méthodique et scientifique des faits et des événements. Science et Philosophie sont inséparables au terme de la recherche mais chacune confirme, et c'est logique, les données de toujours de l'éducation, à la fois art et technique.

La formation des hommes exigée par les économistes et par les humanistes, pour des raisons différentes à l'origine mais qui se confondent à l'arrivée, veut plus que jamais aboutir à forger :

* des êtres autonomes, pour reprendre le terme de Gaston Berger,

- doués d'imagination pour se projeter dans l'avenir (qui devient le temps présent) et trouver les solutions aux nouvelles équations posées dans l’économie et la société par l'accélération du progrès et les mutations et déséquilibres qui en résultent,

- doués de caractère pour prendre leurs responsabilités dans les situations révolutionnaires créées ;

* des êtres communautaires car le temps de l'autarcie et de l'isolement est bien révolu ; le dialogue et la participation régissent notre vie ;

* des êtres équilibrés sachant retrouver la solitude, la méditation et la beauté ; la nature et l'architecture : la cellule familiale et la détente.

Mais je suis tranquille et pas seulement parce qu'optimiste par nature comme tout éducateur : l'homme comme le chat retombe toujours sur ses bases et sécrète les remèdes à ses maux. Pourquoi, si ce n'est vrai, les foules se précipitent-elles le samedi et le dimanche vers leurs résidences secondaires ou les forêts d’Île-de-France ?

Pourquoi le livre de poche s'est-il vendu à quelque 40 millions d’exemplaires en 1965 ?

Pourquoi Huveiin, patron actuel du CNPF, fut-il un des premiers à déclarer, en 1956 : « Nous avons à réaliser une conversion : notre point de vue de chef d'entreprise n'est pas assez axé sur les problèmes humains » ?

Pourquoi la résolution sur l'éducation permanente du récent colloque universitaire de Caen proclamait-elle :

- « L'éducation permanente n'est pas seulement une fonction nouvelle de I'université ; elle remet en cause la conception de toutes les fonctions de l'université. Toute réflexion sur les finalités de l'éducation doit être guidée par les nécessités de formation et le développement personnel des hommes et des femmes tout au long de leur vie.

- Cette attitude conditionne le rendement économique et culturel de l'ensemble du système éducatif. Elle engage l'efficacité en profondeur de l'éducation donnée aux jeunes gens, comme elle apporte à la nation tout entière les moyens d'une promotion éducative généralisée. »

Pourquoi le Crédit Agricole par intermédiaire de M. Lecardonnel déclare-t-il : « Une plus grande participation au financement de la vie rurale (logement, artisanat, professions libérales, tourisme, commerces ruraux...) est à notre sens conforme à ia mission du Crédit Agricole » ? (Le Monde du 3 décembre 1966.)

Pourquoi cette loi sur la formation promotionnelle et la promotion sociale, proposée par le gouvernement ?

Pourquoi, et c'est sans doute le signe le plus net, ces jeunes économistes, sociologues, agronomes, agrégés, anciens de I'ENA..., non seulement nous suivent mais nous précèdent ? Nous étions seuls, voici trente ans, en proie aux railleries, parfois découragés ; les cerveaux et les entreprises nous ignoraient. Nous sommes, au moment où je vous parle, relayés, imités, plagiés. Peu importe : nos idées pour la promotion de l'homme triomphent ; il ne reste aux vieux militants qu'à s'effacer. A leur intuition et leur audace vont succéder la science et l'organisation ; mais comme il s'agit de l'homme, un jour prochain entre le flux et le reflux, s'établira le va-et-vient compensateur.

Sans rien refuser de l'enthousiasme et du dynamisme qui portent en eux la garantie de la marche en avant et l’annulation des erreurs, l'éducation permanente devrait en cette fin du XX* siècle devenir la seule éducation valable en démarrant dès l'enfance et l'adolescence. C'est ce que nous avons essayé de réaliser au Service de l'Enseignement du Ministère de l’Agriculture en instituant les centres socio-culturels des établissements d'enseignement agricole, en débutant une recherche pédagogique, en créant une formation d'animateurs, en encourageant un nouveau système éducatif, en ouvrant cette chaire d'éducation des adultes.

LE RÔLE DE L'lNGENlEUR ET DU PROFESSEUR SCIENTIFIQUE

1) près de l'homme

Partant de ces fondements d'une action actualisée d'enseignement je voudrais maintenant vous parler de votre rôle d'ingénieur. Les textes déjà vous proclament enseignants - Schwartz, directeur de l'lNFA de Nancy, affirme qu'un des rôles essentiels de l'ingénieur est d’être un formateur, et la moitié d'une équipe universitaire ne devrait-elle pas passer son temps à enseigner l'autre moitié ? Cela ne veut pas dire que votre compétence technique est accessoire, mais vous la réintégrez dans la société. Pendant vingt ans vous avez étudié pour être un ingénieur technicien et vous devez l’oublier aujourd'hui !

La culture du maïs n'a d'importance que par l'homme qui en vit et la communauté où s'insère cet homme. Or cet homme, l'homme rural en particulier, est un homme global qu'il vous importe de saisir dans sa pluralité, dans la cité et dans la famille, dans le métier et dans la détente. Le remembrement est-il seulement un problème de technique agricole ? L'amélioration de l'habitat, la revitalisation des Cévennes, la reconversion, les vacances, l'agriculture de groupe, pouvez-vous vous en désintéresser parce que vous avez été formés comme techniciens ? A Bergerac récemment, un conseiller agricole étudiait devant quelques-uns avec le cultivateur tout à la fois les problèmes de stabulation libre, de réorientation économique de l'exploitation après le départ du fils pour le régiment, et la recherche d'une formation de reconversion pour la jeune fille de la maison.

De la même façon que l'ingénieur des Ponts et Chaussées est devenu un conseiller communal dans beaucoup de villages de France, votre génération aura à jouer un rôle près des municipalités. Cela suppose d'aiIieurs une extériorisation plus affirmée des établissements d'enseignement dans l'environnement. Cela suppose aussi un effort nouveau pour vous, et le département d'éducation des adultes s'emploiera à vous faciliter votre tâche selon les axes suivants :

- informer et communiquer

Cela paraît simple, mais ie ne suis pas sûr que vous soyez tellement entraînés à le faire. Il faut d'abord savoir intégrer l'information nouvelle, alors que nous continuons à penser dans des cadres vieillis, il faut aussi la reformuler pour un public dont les structures mentales, comme les nôtres, n'ont pas été faites pour les accueillir ; il faut enfin savoir mesurer ce qu'il en passe et ce qui exige une autre formulation ou d'autres méthodes de contact avec autrui.

- commander et diriger

Ne chargez pas de mépris ces concepts ; on peut savoir commander et savoir diriger sans être autoritaire et paternaliste ; le non-directivisme comme tout principe a besoin d'étre explicité et nuancé ; il n'est certes pas une panacée surtout pour l'adolescent.

Ainsi, dès maintenant mais tout au cours de votre vie, vous aurez à ajuster vos connaissances techniques, à accroître votre potentiel culturel, à perfectionner sans cesse vos dons pédagogiques. Nous y revenons : vous ne pouvez plus être que des généralistes membres d'une communauté où votre rôle est déterminant.

Vous avez cette chance et cette supériorité sur vos camarades des autres grandes écoles de toucher de par vos études à l'humus et à la vie.

Le miracle toujours renouvelé de la graine qui germe n'a pas d'égal. Un agronome est par essence biologiste et poète, créateur et humaniste, comme le professeur d'ailleurs qui vit près du petit d'homme.

2) près de la société

De même que partant de la technique, vous vous êtes soucié de l'homme, de même vous êtes contraint dans cette nouvelle société qui nait, à vous préoccuper du développement global.

La planification vous intéresse et pour cause, l'aménagement du territoire conditionne vos activités, le ruralisme comme l'urbanisme concernent votre travail, et vous êtes amenés à participer aux institutions nouvelles, de dialogue et de concertation comme vous êtes amenés en tant qu'agent de développement à y engager les agriculteurs et les ruraux.

Je citerai tout aussi bien « La République moderne » de Mendès-France à ce sujet, que « Jeunesse, quelle France te faut-il ? » de Debré, mais de tous les horizons politiques, le propos des hommes de progrès est toujours le même : plus la transformation se précipite et nécessite une concertation, une cohésion au niveau de la collectivité, plus, la participation de tous devient un droit et un devoir.

Sous une autre forme, rappelons une donnée sociologique fondamentale : si on veut qu'un milieu progresse, l'homme doit être formé en conséquence. C'est l'erreur fondamentale des technocrates que de proposer des solutions qui ne seront pas intégrées et reconnues comme solutions. Mais l'inverse est tout autant vrai : un homme ne peut vraiment s'élever qu'avec l'ensemble de son milieu. Si nous relisons l'ouvrage de Meister : « L'Afrique Noire peut-elle partir? », on s'aperçoit qu'on ne peut franchir certaines étapes impunément si l'action n'est pas menée de manière globale et parallèle.

C'est bien triste pour un vieil éducateur de l'avouer, mais on en vient à se demander si la lutte contre l'analphabétisme généralisée n'est pas dans les pays sous-développés une fatale erreur de parcours qui ne tient pas compte des données et conditions d'une progressive et harmonieuse croissance.

La formation permanente des cadres d'animation semble préférable à une éducation de base qui ne forme que des êtres insatisfaits, prébendiers et suffisants.

Vous devrez donc être les hommes d'une animation globale et cohérente. Au préalable vous aurez repensé les valeurs qui vous semblent correspondre à votre conception d'une société moderne voulant muter de la tutelle sociale à la maturité sociale. Sans doute alors faudra-t-il partager vos forces et équilibrer vos contradictions, ne rien refuser des ombres et des lumières, dans un constant effort de dépassement personnel qui vous mènera sans cesse des unes aux autres pour trouver l’équilibre, vertu majeure d'un agent de développement.

Ainsi vous aurez à confronter, à voyager, à comparer, à saisir les solidarités et les interdépendances, pour mieux coordonner, hiérarchiser les besoins et les ordonnancer à des fins supérieures.

Mais comme tout animateur, vous ne pourrez vous permettre de prendre en charge directement. Votre rôle est de susciter, de promouvoir, de provoquer, d'être un levain, d'animer temporairement à la rigueur dans les situations de carence. Si vous vous substituez dans la prise des responsabilités aux intéressés eux-mêmes, votre action est condamnée à plus ou moins court terme : les hommes ne grandissent que dans leurs propres expériences, les échecs et les succés vécus par eux-mêmes. Ne cédez pas à la précipitation, à l’action hâtive ; la lente maturité est un précieux auxiliaire et sans doute ainsi passerez-vous sans dommage des besoins latents aux besoins affirmés. Pour bousculer les routines et les conformismes, il faut que les gens soient touchés dans leurs espérances et concernés dans leur légitime désir de promotion. C'est un lent travail et il suffit de se référer à un modeste ouvrage de Monpied : « Terres mouvantes », sur une expérience communale de remembrement, pour en vérifier l'affirmation.

Votre autorité que vous détenez en droit des textes ne sera issue en fait que de votre rayonnement personnel et de l'adéquation de vos fonctions aux besoins exprimés des populations.

3) près de l’État

ll vous a été demandé d'avoir le sens de l'homme et celui de la communauté, mais comme vous êtes aussi destinés à être des fonctionnaires vous ne sauriez vous dispenser d'avoir le sens de l’État.

Entendons-nous bien : il ne saurait y avoir d'équivoque. Du fait même que l'objectif premier de tout éducateur d'adultes est de former un citoyen, on ne peut reprendre de la main gauche ce qu'on donne de la main droite et c'est une nouvelle définition du fonctionnaire à laquelle je vous demande d'adhérer. L'administration a pour mission de servir et non d'asservir, et elle ne peut, sous le couvert de l'autorité qu'elle détient en principe du citoyen, imposer, vassaliser.

Or, dans le système actuel, l'administrateur a tendance à concevoir seul son affaire, c'est tellement plus facile et apparemment plus efficace, et l'usager ne se signale que par la contestation et la revendication plus que par la coopération et la participation.

L'association professionnelle ou l'association volontaire proteste contre l’État-contrainte mais réclame à l'État-providence. En fait, il ne faut pas leur jeter la pierre ; face au fonctionnaire d'une démocratie de délégation il n'est d'autre rôle que d'assister en spectateur et de critiquer pour essayer de tirer le maximum. Et c'est bien de cela qu'il s’agit, au-dessus de tout ce qui a pu être dit jusqu'ici : entre l'étatisme stérilisant et le pluralisme anarchisant, il importe d'intercaler ce citoyen-majeur d'une démocratie de participation exigée par la civilisation contemporaine.

Il vous faudra donc inventer des formules novatrices de consultation, de concertation, de cogestion et de coanimation et bien définir votre double place au service de l’État et au service du citoyen tout autant que les responsabilités de l’État et celles des associations et des citoyens. Prenons un exemple :

Si le ministère a supprimé les FPA (Foyers de Progrès Agricole) ce n'est pas pour les reconstituer sous le nouveau nom de CFPPSA (Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Sociale Agricole). Les objectifs de ceux-ci sont d'abord plus étendus mais surtout toute leur conception repose sur la donnée essentielle d'une majorité de la profession au sein du Conseil d'Orientation qui, au plan local, analyse les besoins, définit les orientations, précise le planning de travail.

Ainsi, à mi-chemin de l'État-Leviathan et du citoyen-David se constitueront des structures originales qui effaceront progressivement à cet échelon les notions dépassées de « public » et de « privé ».

L’État conservera au sommet, après concertation avec les intéressés, les responsabilités fondamentales quant à la politique générale et aux objectifs du Plan, les responsabilités du contrôle rendu plus efficace, et de la formation des formateurs au niveau supérieur dans une Université rénovée et dont la traditionnelle indépendance nous garantit l'objectivité des actions.

Plus on descendra vers la base et l'animation directe, et vous êtes concernés directement, plus le citoyen et l'association d'usagers sous toutes ses formes prendront les responsabilités. Ainsi nous serons assurés d'un civisme authentique garant de la pérennité de la démocratie où chacun aura une place, un rôle, et des responsabilités.

Dans notre civilisation en changement l'homme d'action doit avoir le souci du dialogue pour des raisons philosophiques, certes, mais également parce qu’il est nécessaire de faire circuler l'information sur les mouvances de la société. L'homme d'action retrouve les vertus de la démocratie et de la participation comme un impératif technique indispensable.

De la rencontre des hommes, de la remise en cause continuelle de ce que vous savez, de l’intégration des idées et des faits nouveaux, de la fidélité à votre moi profond, dépendra finalement votre dimension d'ingénieur-animateur. Puis-je avoir réussi à vous convaincre que sans rien renier de lui-même, le technicien est devenu solidaire du monde.

CONCLUSION

Au terme de cet entretien que je ne qualifierai certes pas de leçon, je me pose la question qui me semble majeure : suis-je reste fidèle à mes sources, à moi-même, à ce qui me semble le meilleur de mon expérience ?

Pour cette première rencontre, j'aurais pu, ou dû, vous apporter le résultat de mes compilations, faire le point de la question. A la vérité j'ai failli y succomber, mais il m'a semblé que je ne retrouvais pas toujours ce qui m'avait porté, et que dans une certaine mesure je trahissais. J'ai préféré communiquer mes lignes de force internes même si cela risquait de paraître simple et même simpliste à la nouvelle génération qui m'écoute et se situe au cœur du problème.

Mais mon propos, dont vous débattrez tout à l'heure et qui se veut authentique, ne prendra en définitive son véritable sens qu’à la seule école vraie : l'école des responsabilités, l'école de la vie !

Au demeurant, nous ne refuserons rien de la discussion; vous pourrez tout aborder et tout remettre en cause, même mon équipe et moi-même, mais au bout de la route tout sera vain, si vous ne prenez en charge votre propre destinée et si vous ne mesurez par votre propre réflexion l'étendue de votre mission.

Ajoutons une remarque : rien de vraiment durable n'a jamais été construit en ce monde qui soit contre quelqu'un ou contre quelque chose : un être autonome ne peut être qu'un créateur et s'il est beaucoup de façon de l'être ce n'est jamais dans la négative.

Finalement vous aurez à assumer les contradictions apparentes entre le spécialiste et le généraliste, entre l'action localisée et l'animation globale, entre l’État et le Citoyen, dans ce double et éternel mouvement vers la solitude et la solidarité, la mesure et la passion, la pensée et l'action.

Paul HARVOIS.

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