Agriculture et milieu rural. Évolutions et transformations 1945-1980 [1985]
Étudier l'évolution d'une des composantes de la société française suppose d'en cerner les limites, de délimiter le champ d'observation. Or, lorsqu'on cherche à regarder le milieu rural pour l'analyser, les difficultés s'accumulent : le rural paraît insaisissable !
Au XIXe siècle il était relativement aisé de différencier villes et campagnes, mais aujourd'hui, où commence la ville, où finit la campagne ? De nombreux villages sont devenus lieux de résidence pour des travailleurs citadins et vivent au rythme des activités de la ville voisine. Alors, le rural n'existe plus ?
Si, bien sûr, puisqu'en de nombreuses régions on trouve encore des villages où l'activité essentielle est l'agriculture, où l'école est encore à classe unique, où le café-épicerie est le centre d'animation et d'échanges entre les habitants, où les saisons, la nature, sont les éléments qui marquent la vie quotidienne. Alors, le rural c'est ce qui a échappé à la ville ?
Ces approches schématiques ont un avantage, celui de montrer qu'on ne peut dissocier rural et urbain. Chercher à décrire une “société rurale” vivant en vase clos, porteuse des vertus réunies de l'écologie triomphante et de l'harmonie sociale, est une absurdité. Les historiens ont montré que depuis des siècles les échanges ont été multiples entre villes et campagnes et les influences réciproques.
Mais, prendre en compte ces liens, ne veut pas dire que 1'étude du milieu rural est sans objet. Analyser l'évo1ution de la société française suppose d'analyser l'évolution des villes et des campagnes. Nous voulons ici nous arrêter sur ces campagnes, que 1'on appelle aujourd'hui milieu rural, et fournir quelques éléments de réflexion sur leurs transformations depuis 1945.
Définir le milieu rural.
La définition la plus classique s'appuie sur la définition INSEE de la commune rurale : commune de moins de 2 000 habitants agglomérées au chef-lieu. L'espace rural est constitué par l”ensemble des communes rurales ainsi définies. Mais à partir de 1954, il a été décidé de considérer urbaines les communes de moins de 2 000 habitants agglomérées, incluses dans le périmètre d'une agglomération multi-communale atteignant, elle, au moins 2 000 habitants (notion d unité urbaine).
Ceci a deux conséquences : les comparaisons sont difficiles entre recensements car les définitions changent ; la tendance à la diminution de la population rurale est amplifiée par cette définition (tableau n° 1).
D'autres critères ont été envisagés, la densité de population, par exemple. En 1962, la densité de population des villes en France était de 627 habitants/ km2 , et de 34 pour les campagnes. Mais les exceptions sont nombreuses1, le cas extrême étant Arles qui avec 45 000 habitants n'avait que 55 habitants/km2.
En 1966, les ministères de l'Agriculture et de l'Intérieur ont défini les communes rurales à partir de la base d'imposition (valeur du centime). On avait ainsi 954 communes urbaines, contre 2 124 selon l'INSEE, le rural est-il trop avantagé ?
Mais une critique importante doit être portée, les approches de type purement quantitatif évacuent la diversité des situations sur le plan des activités économiques ou /et des relations sociales. Selon les régions, une agglomération de 2 000 habitants peut être un bourg, rassemblant commerces et services, ou une petite ville, avec des activités industrielles. L'INSEE a donc proposé, en 1962, une nouvelle notion, la “zone de peuplement industriel ou urbain", ZPIU, qui prend en compte des critères supplémentaires (proportion de la population vivant de l'agriculture, niveau des migrations quotidiennes domicile-travail, part de la population active résidente travaillant hors de 1'agriculture, taux d'accroissement démographique).
L'espace français est ainsi occupé par des unités urbaines, des ZPIU et des “campagnes profondes".
Cette présentation rapide de définitions souligne la difficulté de saisir nationalement, à l'aide de quelques critères, la réalité de ce milieu rural. En 1975, la population urbaine représente selon la définition choisie 68,7%, 72,8% ou 83,5% ! Pour la suite de l`article, nous nous appuierons cependant sur les statistiques de l'INSEE ou du ministère de l'Agriculture afin de saisir les évolutions, tout en gardant à l'esprit les limites de cette approche globale2.
Une peau de chagrin ?
Jusque vers 1930 c'est la moitié de la population française qui vit dans des communes rurales, et encore 47 % en 1946. A partir de 1950 l'évolution s”affirme, 41 % en 1954 (17 millions), 29 % en 1968 et seulement 27 % en 1975 (14,2 millions). La baisse a été particulièrement forte entre 1962 et 1968, avec un taux de 2,2% par an. Mais l'estimation globale est à nuancer, car ce sont les communes rurales de moins de 1 000 habitants qui ont été les plus touchées, et depuis 1968 il apparaît que seules les communes de moins de 500 habitants se dépeuplent3.
Le déséquilibre entre les zones urbaines où la population augmente et les petites communes rurales s'accroît donc, mais un ensemble constitué de communes rurales moyennes paraît se stabiliser. Dans les zones rurales “profondes” la perte de population atteint souvent des seuils qui mettent en péril le tissu social même. Il se produit alors un véritable processus de désertification, les activités économiques et sociales disparaissent très rapidement. C'est le cas par exemple de cantons ruraux de Lozère ou d”Ardèche.
Cette diversité des situations se reflète dans l'évolution régionale de la population rurale. Ainsi, entre 1968 et 1975 les régions les plus touchées par l`exode rural ont été l'Auvergne (- 7,9% par an), le Limousin (- 7,7 %), la Lorraine (- 6,5 %) et la Bourgogne (- 6,1 %), alors qu'il y a augmentation de la population rurale en Provence (+ 6,6% par an), en Alsace (+ 6,1%), lle de France (+ 2,7%) et Haute Normandie (+ 2,2%).
La liste des régions attire tout de suite l'attention par la variété de situations concernées. Il ne s'agit pas, à l'évidence, de faire appel à des causes identiques pour expliquer l'évo1ution du Limousin très rural (56 % de ruraux en 1968) et de la Lorraine (29 %) où l'industrie importante a subi une politique de démantèlement. Il en est de même dans 1'autre groupe pour la Provence (l2,6%) et l'Alsace (30%).
La population rurale est, en outre, une population plus âgée que la moyenne nationale : en 1968 les ruraux de plus de 65 ans sont 16,3% contre 12,5% dans la population totale. En 1975, la tendance au vieillissement s'est poursuivie: plus du quart des ruraux a plus de 60 ans, contre moins de 20% dans les villes (l6% à Paris). C'est également une population où les femmes sont moins nombreuses qu'en ville, en dessous de 50 ans.
Si nous rapprochons ces divers éléments, nous pouvons noter que la hausse du nombre des ruraux paraît être souvent due à l'arrivée de personnes âgées, retraitées (cas de la Provence), tandis que l'exode est le fait des jeunes et notamment des jeunes filles.
Enfin, diverses études4 ont montré que le ralentissement de l'exode rural peut également être dû à la progression de l'urbanisation diffuse, les ruraux se maintenant dans les communes proches des villes. Les ruraux partent en priorité vers les villes moyennes proches de leur commune d'origine, ils ne quittent la région que pour aller vers une grande ville. Il convient enfin de prendre en compte la double activité des agriculteurs, qui paraît expliquer le cas de 1'Alsace.
Les agriculteurs et les autres
L'analyse de la population rurale est difficile à faire car dans de nombreux cas il convient de choisir entre le lieu de travail et le lieu de résidence. Ainsi, est-il rural l'ouvrier qui vit dans un petit village de 300 habitants et travaille dans une entreprise à 30 km dans une ville de 10 000 habitants ?
Une nouvelle fois il nous faut souligner que l'on ne peut dissocier totalement rural et urbain, mais aussi que l'analyse des évolutions est 1'approche la plus riche : il y a 30 ans beaucoup de ruraux travaillaient-ils hors de leur commune ? Enfin, l'analyse locale-régionale des pratiques sociales peut aider à avancer dans la compréhension du phénomène rural.
Que nous disent les statistiques ?
A l'évidence la population agricole est la plus importante dans la population rurale ; majoritaire jusqu`en 1954 (voir tableau n° 2), elle ne représente plus en 1975 que moins d'1 rural sur 3. Ceci souligne que la raison essentielle de la diminution de la population rurale est l'exode agricole. D'ailleurs le même tableau nous indique la progression en valeur absolue des populations rurales (selon l'ancienne définition). Mais ces chiffres masquent de grandes inégalités locales, puisqu'en 1968 l'INSEE note que plus de 80 % des communes rurales sont à vocation agricole dominante, voire exclusive. Ce sont des communes de moins de 500 habitants pour les trois quarts d'entre elles, c'est-à-dire les communes qui continuent à subir l'exode.
Les autres catégories présentes dans les communes rurales sont diverses. Parmi les actifs ruraux, plus d'l million travaille en ville en 19755. Et réciproquement, entre 1968 et 1975, 2 millions de citadins se sont installés dans les communes rurales6.
Industrialisation et exode rural
Jusqu'en 1954, la population agricole est majoritaire en milieu rural. Mais l'activité agricole n'a plus le même contenu aujourd'hui qu'au XIXe siècle. Au début du siècle dernier, en effet, l'agriculture est étroitement associée à l'artisanat rural. La famille paysanne assure souvent le tissage, le tannage, la fabrication des outils. Dans le village, les habitants passent fréquemment d'une activité à l'autre selon les besoins. Ainsi dans diverses régions les agriculteurs travaillent une partie de l'année comme maçons ou bûcherons approvisionnant les hauts-fourneaux.
Avec le mouvement d'industrialisation, les artisans vont quitter le village pour la ville voisine, une partie de la famille paysanne fait de même. Peu à peu, agriculture et industries rurales se séparent. Le développement des moyens de communication (chemins de fer), les échanges commerciaux sur un marché national, suppriment de multiples métiers ruraux et font de l'agriculture l'activité fondamentale du milieu rural. Cette situation est celle de la France au début de la Troisième République. En 1929 encore, 570 000 personnes travaillent dans l”artisanat rural, dont une bonne partie directement pour l'agriculture (charrons, forgerons ou entrepreneurs de battage).
Il y a donc “agricolisation” des villages, mais les zones rurales comprennent aussi de nombreuses villes, petites et moyennes, rayonnant sur les campagnes environnantes. La petite ville est liée directement à l'agriculture, elle héberge les entreprises et commerces fournissant engrais, matériel, et ceux qui vont transformer (moulins,...) et distribuer les produits agricoles. Ces entreprises sont essentiellement de petites entreprises, employant peu de salariés, souvent propriétés d`une famille.
Cette France rurale, où le travail salarié est surtout le fait des fonctionnaires (instituteurs, postiers,...), est présentée dans les discours des notables républicains comme l'image même de la stabilité sociale et de l'effort librement consenti face au monde ouvrier. Image trop belle pour être vraie comme les luttes des travailleurs des campagnes l'ont montré7.
Cette France des villages et des campagnes, décrite par Giono, ne connaît pas de grands changements d'ensemble jusqu`à la fin de la Seconde guerre mondiale. L'exode rural est pourtant continu, et la crise de 1930 a des conséquences certaines, 17 départements voyant même augmenter la population rurale8. Quant au Front populaire il entraîne un départ accru de jeunes et de salariés agricoles attirés par les conquêtes sociales de juin 1936.
A partir de la Libération les transformations économiques et sociales s'amplifient dans le secteur agricole. Leur nature et leur importance permettent de parler d'une véritable rupture dans l'évolution de l'agriculture et du milieu rural. Ceci se passe parallèlement à une nouvelle répartition des forces productives industrielles9 entraînant une réorganisation de leur implantation territoriale. Un symptôme en est l'accroissement de la population des villes entre 30 et 150 000 habitants où se regroupent entreprises et services dans les années 50.
La “Seconde Révolution Agricole”.
En 1944 la France est un pays meurtri et la politique agricole a pour premier objectif d'assurer l'alimentation de la population.
La production agricole n'atteint que la moitié de celle de 1939. Une politique d'investissements pour la modernisation des exploitations agricoles se met en place sous l'impulsion du gouvernement et du Ministre de l'Agriculture Tanguy-Prigent, appuyé par la Confédération Générale de l'Agriculture10. Le 1er Plan de modernisation et d'équipement (1947-1953) appuie l'effort de motorisation et de diffusion des techniques nouvelles. En 1948, la pénurie alimentaire cesse et nous pouvons estimer que c'est à partir de 1950 que la “Seconde révolution agricole” commence.
Depuis la fin de la guerre l'exode agricole s'est accéléré, 55 000 hommes et 50 000 femmes partent chaque année. De 1945 à 1954, la population agricole passe de 10,2 à 9,6 millions de personnes et la population active agricole de 7,5 à 6,4 millions. De 1954 à 1962 l'exode prend une grande ampleur, la population active agricole masculine diminue de 45 000 personnes par an. Ce sont les petits exploitants qui sont les premiers touchés : exploitations de 5 à 10 ha (- 23,6%) et de 10 à 20 ha (- 9,6%), ce qui entraîne une augmentation des exploitations de plus de 20 ha.
Outre cette évolution des structures, l'aspect le plus fort des changements est la motorisation. Ainsi le nombre des tracteurs passe de 30 000 en 1946 à 140 000 en 1950 et 680 000 en 1960. L'augmentation est encore plus importante pour les moissonneuses-batteuses et les motoculteurs. Cette motorisation touche tous les types d'exploitations, modifiant les conditions de travail, éliminant peu à peu les animaux de trait, transformant les systèmes de production. En outre, l'achat du nouveau matériel amène les agriculteurs à faire appel au crédit. Nombreux sont ceux qui s'endettent lourdement, parfois en se “sur-équipant”. Des clivages apparaissent dans les familles entre le père travaillant avec les chevaux ou les bœufs, et le fils qui rêve d'un tracteur.
D'autres changements se produisent durant cette période, la quantité d'engrais utilisée double entre 1949 et 1963 ; des espèces de blé et maïs plus performantes sont diffusées ; la culture des fourrages se répand. Les herbicides et pesticides sont largement produits par l'industrie chimique. Enfin le cheptel est amélioré par l'utilisation de l'insémination artificielle. Les résultats sont appréciables : le rendement en blé passe, entre 1946 et 1956, de 16 à 21 quintaux/ hectare, le rendement en lait de 1 390 à 2 000 litres de lait par vache et par an. La productivité du travail a doublé en 10 ans : de l'indice 122 en 1948-49 à l'indice 238 en 1957-58.
La politique agricole suivie sous la Ve République va accélérer la concentration agraire : de 1955 à 1975 alors que les exploitations de moins de 50 ha disparaissaient au taux annuel de 2,8 %, les plus de 50 ha croissent de 1,9 % par an. La superficie moyenne passe de 14 ha en 1955 à 23,4 en 1978. Sur les 1,26 millions d`exploitations actuelles, seules 865 000 (68 %) sont assez grandes pour permettre l'emploi d'un actif agricole. Le revenu des petits agriculteurs est en baisse, expliquant l'exode agricole. Ainsi en 1970, 52,3 % des exploitations se partageaient 8,5 % du revenu agricole global, tandis que 9,5 % d'entre elles bénéficiaient de 48,6 % du revenu global.
Les régions où les structures agricoles sont les plus petites sont les plus touchées par l'exode : Limousin, Auvergne, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes. Ce sont les enfants ou les conjoints qui abandonnent le travail agricole, le départ des femmes d'exploitants est plus important depuis 1970. Cependant cette population vivant sur l'exploitation est toujours comptabilisée dans les familles agricoles.
Les chefs d'exploitation sont 1,3 millions, ils étaient 2,3 millions en 1955 (- 43,5 %), mais 55 % d'entre eux seulement sont agriculteurs à temps complet. Environ 20 % ont une activité extérieure, qui est même l'activité principale pour plus de 200 000 (16 %). lls sont ouvriers (37 %), artisans et petits commerçants (19 %), cadres moyens et employés (17 %). Cette double activité est fréquente chez les petits exploitants, mais certains grands agriculteurs sont également gros commerçants, industriels ou cadres supérieurs (7 % des doubles actifs). Les régions où la double activité est la plus importante sont les Alpes, le littoral méditerranéen, la Lorraine et l'Alsace.
L'agriculture du début des années 1980 occupe environ 8 % des actifs, contre 27 % en 1954 et 15 % en 1968. Le travail agricole n'est plus le fait de toute la famille, mais à 58 % du chef d'exp1oitation et à 25% de sa femme. Quant au travail salarié permanent il n'existe que sur 9 % des exploitations (l4% en 1967).
Les salariés d'exploitation étaient 1,2 millions en 1946, 852 000 en 1960, ils ne sont plus que 460 000 en 1974 et 233 000 en 197911. Enfin il faut noter que l'exode agricole a entraîné un vieillissement des agriculteurs, les plus de 55 ans passant de 39 % en 1956 à 49 % en 1963. Ces dernières années un rajeunissement certain s'effectue avec la retraite des anciens.
Si nous traçons le portrait actuel de l'agriculture, nous trouvons des situations diversifiées selon les productions et selon les régions:
- des exploitations importantes, mécanisées et spécialisées mises en valeur par l'exp1oitant et sa femme. Ces exploitants ont une qualification professionnelle réelle.
- des exploitations petites et moyennes survivant difficilement. Leur maintien est lié au salaire apporté par un ou plusieurs membres de la famille, voire par le chef d'exploitation lui-même. Les conditions de travail y sont pénibles12.
- des exploitations de moins de 1 ha correspondant soit à des productions hors sol (porcs, volailles,...) soit à de petites unités pour la retraite ou les loisirs.
Enfin les produits agricoles sont de plus en plus transformés par des industries agro-alimentaires qui se sont fortement développées ces dernières années, souvent dans les villes moyennes. Les entreprises de plus de 10 salariés emploient 396 000 personnes en 1979.
Pour être complet, il convient de souligner l'importance croissante des organismes agricoles (syndicats, caisses de crédit, coopératives...) qui employaient 123 300 salariés en 1964 et 260 150 en 1974.
Les activités non agricoles.
Nous avons pu noter que la population rurale non-agricole des communes de 2 000 habitants s'était développée depuis 1954. Mais l'importance de l'agriculture ayant diminué, quelle évolution ont connu les activités économiques et les catégories socio-professionnelles présentes en milieu rural ?
Les statistiques sont rares, mais nous pouvons observer13 que c'est la branche des services qui a crû le plus, en particulier dans les “divers”, ce qui n'est guère éclairant ! Les commerçants se maintiennent en seconde position, avec les petits commerçants de village, suivis par les employés de l`État ; leur progression correspond à celle de l'ensemble des communes entre 1962 et 1968. Dans les industries, la branche bâtiment-travaux publics est la plus importante, suivie par les industries agro-alimentaires, le textile est en recul. Seules les industries agro-alimentaires apparaissent dynamiques, les autres activités productives connaissent des difficultés qui vont s'amplifier, expliquant les inégalités d'exode rural selon les régions.
Si nous observons ensuite les catégories sociales, nous voyons que celles qui ont augmenté dans les communes rurales sont d'une part les cadres supérieurs et professions libérales, aux revenus élevés, d'autre part les cadres moyens, les employés aux revenus moyens. Les personnels de service et les ouvriers ont légèrement progressé. Par ailleurs, les retraités sont en plus grand nombre, ce qui correspond à une tendance déjà notée.
Il semble donc, mais il faudra le confirmer, que deux catégories bien différentes ont progressé, les cadres supérieurs et professions libérales sont venus chercher dans les villages un “environnement naturel", les retraités reviennent dans leur commune d”origine ou quittent la ville en raison du prix des loyers et des difficultés de vie pour les personnes âgées. Quant aux cadres moyens, employés, ouvriers et personnels de service il est impossible de savoir combien sont venus de la ville et combien sont, par exemple, d'anciens agriculteurs, salariés agricoles, artisans et petits commerçants résidant dans la commune, mais travaillant en ville.
Les questions sans réponse sont donc nombreuses en ce qui concerne l'évolution des activités en milieu rural. Selon certains, les créations d'emplois ruraux féminins dans le tertiaire ont été déterminants pour la stabilisation de la population dans certaines zones rurales5. Mais, incontestablement, jusqu'à ces dernières années, c'est l'évolution de l'agriculture qui a été essentielle dans les transformations du milieu rural.
En 1966, il y a dans les communes rurales 891 000 salariés travaillant dans des entreprises industrielles de plus de 10 salariés14. Ces effectifs des salariés des entreprises industrielles et artisanales en milieu rural représentent 17 % des effectifs nationaux. Les rapports au niveau des régions varient fortement, dans la Région parisienne 3 % seulement des salariés de l'industrie sont dans le milieu rural, 8 % dans le Nord, mais les rapports sont très différents dans le Limousin (31 %), la Picardie (32%), le Poitou-Charente (34%) et la Basse-Normandie (37 %). Ces chiffres sont à utiliser prudemment, car un certain nombre d'entreprises installées dans une commune rurale sont, en fait, à la limite d'une agglomération urbaine ; seul le prix du foncier et des charges leur a fait faire quelques kilomètres de plus. Par contre, durant ces années 60 des entreprises vont aller s'installer dans les “campagnes profondes", il s'agit d'industries de montage, employant une main-d’œuvre d'OS et cherchant des zones à bas niveau de salaires.
Une actualisation de ces données au niveau régional permettra de mieux cerner l'évolution de l'emploi en milieu rural.
Vivre en milieu rural.
Dans les années 50 encore, la vie en milieu rural se distingue nettement de celle en milieu urbain. Nous pouvons ici en donner quelques "signes" 15 sur lesquels il conviendra de revenir ultérieurement. Très marqué par la place de l'agriculture, le milieu rural “traditionnel” accorde une grande importance aux relations personnelles à l'intérieur du village, c'est le règne de la convivialité. La famille paysanne « dense, cohérente, étendue » s'oppose à la famille « prolétarienne, restreinte et disjointe ou dissociée »16.
Le travail, qu'il soit agricole ou artisanal, suit un rythme plus lent qu'en ville, marquée par les saisons et les phénomènes biologiques. Ceci ne signifie pas que la fatigue est limitée, mais qu'un équilibre entre l'homme et le milieu est ressenti par les ruraux.
Dans les villages existent encore de nombreuses services, une école est présente dans chacun d'eux, ainsi que des commerces, la poste, etc., cependant, les services les plus importants sont dans les villes, ainsi que les établissements secondaires, la carte scolaire a défavorisé les zones rurales et souvent l'élévation du niveau de formation a signifié un départ vers la ville.
Au total, dans les années 50 on peut parler d'une « culture villageoise ou agraire »17. Que se passe-t-il ensuite ?
Dans les vingt années suivantes, la famille paysanne éclate et ressemble de plus en plus à la famille citadine. Des villageois partent, la population vieillit, les jeunes encore au village vont travailler chaque jour à la ville voisine. Dans les ZPIU les villages deviennent souvent des “villages-dortoirs”. Les écoles primaires ferment et le ramassage scolaire se développe, entraînant la fatigue des élèves et des retards scolaires18, des voies ferrées sont désaffectées. La vie culturelle est réduite. Certains ne voient plus dans le milieu rural qu'un espace pour la détente et les loisirs des citadins.
Et pourtant l'image du rural pour de nombreux citadins demeure celle des villages où il fait “bon vivre". Est-ce une illusion ou existe-t-il une spécificité rurale ? En réalité, ne faut-il pas dissocier, même s'ils habitent le même village, le groupe des agriculteurs, artisans, commerçants et celui des salariés ? C'est ce que semble suggérer leurs pratiques différentes19.
Le milieu rural existe-t-il encore ?
Ce que nous venons de voir est trop fragmentaire pour conclure avec sûreté. Cependant il nous paraît impossible d'approuver ceux qui affirment qu'il n'y a plus de ruraux. Mendras proclame : « Les paysans, au sens strict du terme, n'existent plus » et il poursuit: « La civilisation paysanne et la société villageoise sont mortes », « aujourd'hui, citadins, banlieusards, campagnards, résidents secondaires ou néo-ruraux vivent tous de la même manière »20. Affirmations péremptoires qui sont contredites par de nombreuses études quelles que soient les hypothèses qu'elles avancent21. S'il est vrai que le milieu rural des années 1980 est fort différent de celui de l'après-guerre, il est non moins vrai qu'il est toujours différent du milieu urbain. ll est intéressant de noter que Georges Duby étudiant la ville22 observe un autre phénomène, « la ville se décompose », elle est ressentie comme « une prison délétère, où l'on étouffe, dont il faudrait s'évader,...”. Et G. Duby se demande si l'on ne va pas vers « la fin des citadins, la fin des paysans » simultanément.
Pour notre part, prenant en compte à la fois les données statistiques, les travaux des sociologues, des économistes23, et des historiens, nous voulons formuler, prudemment, une hypothèse.
Le milieu rural français a depuis le XIXe siècle, évolué en liaison directe avec l'agriculture. Or, contrairement à ce que pensaient les responsables de la politique agricole vers 1850, et... Marx, l'agriculture française ne s'est pas organisée, comme l'agriculture anglaise, sous une forme capitaliste. C'est une agriculture familiale qui s'est développée et se maintient encore aujourd'hui, bien que changée techniquement. Le milieu rural a donc été le lieu où se sont maintenues des formes de rapports sociaux anciens, modifiés peu à peu par “l'agricolisation”, puis l'exode agricole. Jusque vers les années 60, le mouvement de développement du mode de production capitaliste s'est traduit par une concentration des entreprises et des forces productives dans les zones urbaines. Le milieu rural se définissait donc par deux vocations essentielles : une activité productive, l'agriculture, avec maintien de quelques entreprises artisanales et une vocation d'entretien et de renouvellement de la force de travail (villages-dortoirs, vacances,....). ll devenait peu à peu “résiduel”.
La difficulté d'appréhender la nature et le rôle du milieu rural aujourd'hui serait donc le reflet de la complexité du mouvement des forces productives et des rapports sociaux. Analyser le milieu rural et les rapports rural-urbain serait donc d'abord analyser les rapports sociaux dans la société française, et comprendre pourquoi et comment le milieu rural est resté caractérisé par des rapports sociaux de type artisanal, la ville étant le lieu de développement des rapports sociaux capitalistes. Ceci expliquerait par exemple l`importance des luttes autour de l'aménagement du territoire et de la démocratie locale ces dernières années. Il s'agit donc d'aller voir au niveau local-régional l'évolution du mode de production capitaliste sans couper arbitrairement urbain et rural, mais en étudiant la façon dont vivent et travaillent les hommes et femmes.
Michel Boulet Document de travail ENSSAA.
Notes
1 BONTRON, Jean-Claude et MATHIEU, Nicole. L'espace rural français. Définition et évolution à long terme Paris, SEGESA, 1968, 49 p.
2 D'autres typologies existent. Voir notamment CHAPUIS, Robert. « De l'espace rural à l'espace urbain, problèmes de typologie ». Études rurales, n° 49-50, 1973, p. 122-135. CALMÈS, Roger ; DELAMARRE, Arlette et al. L'espace rural français. Paris, Masson, 1978, 171 p.
3 MAZAURIC, Claude. « L'originalité démographique de la France » in HUARD, Raymond, MAZAURIC, Claude et al. La France contemporaine, identité et mutations de 1789 à nos jours. Paris, Ed. Sociales, (Coll. ''Essentiel''), 1982, 486 p.
4 LEFEBVRE, M. « La répartition géographique de la population ». Cahiers français, n” 184, 1978.
5 BONTRON, Jean-Claude et MATHIEU, Nicole. « Les transformations agricoles et les transformations rurales en France depuis 1950 ». Économie rurale, n° 137, 1980, p. 3-9.
6 LEFEBVRE, M. « L'urbanisation en France ». Cahiers français n“ 203, 1981. “Le monde urbain".
7 Voir par exemple GRATTON, Philippe. Les luttes des classes dans les campagnes. Paris, Ed. Anthropos, 1971, 482 p.
8 HOUÈE, Paul. Les étapes du développement rural. 2 tomes, I. Une longue évolution (1815-1950), II. La révolution contemporaine (1950-1970). Paris, Editions Ouvrières, 1972, 192 et 296 p.
9 DAMETTE, Félix. Le territoire français et son aménagement. Paris. Éditions Sociales / Économie et Politique, 1969
10 Voir par exemple DUMONT, René. Le problème agricole français. Paris, Les Éditions Nouvelles, 1946.
11 Sur la condition des salariés agricoles voir BOULET, Michel. « Les ouvriers agricoles » dans la rubrique ''Vie de la recherche''. Société française n°2, p. 52-53.
12 Voir « Les horaires en agriculture ». Société française n° 1, rubrique '' Notes et débats'', p. 61-62.
13 LAURENT, Claude. « Quinze ans d'évolution des populations rurales françaises. Économie rurale, n“ 105, 1975, p. 2-7.
14 D.A.T.A.R. La transformation du monde rural. Coll. ''Travaux et recherches de prospectives'', n° 26. Paris, La Documentation française, 1972, 127 p. La définition de la commune rurale est celle de 1954 (unité urbaine).
15 Pour de plus amples analyses, voir le très riche compte rendu de la 2é semaine sociologique du CNRS en 1951, FRIEDMANN, G., ed. Villes et campagnes. Civilisation urbaine et civilisation rurale en France. Paris, A. Colin, 1953, XXIV-473 p. Nombreuses informations également dans DUBY, Georges et WALLON, Armand. Histoire de la France rurale. T.lll. Apogée et crise de la civilisation paysanne. De 1789 à 1914 et IV. La fin de la France paysanne. De 1914 à nos jours. Paris, Ed. du Seuil, 1977.
16 LEFEBVRE, Henri. « Structures familiales comparées », in FRIEDMANN, G., ed. Villes et campagnes, …, ouvrage cité.
17 RAMBAUD, Placide. « Village et urbanisation, problèmes sociologiques ». Études rurales, n° 49-50, 1973, p. 14-32.
18 BOULET, Michel, COUDRAY, Léandre et COUTENET, Jean. Milieu rural et formation permanente. Paris, Editions ESF,-SME 1975, 176 p.
19 Ministère de l'Agriculture. Direction de l'Aménagement. Les loisirs des ruraux, octobre 1979.
20 MENDRAS, Henri. La sagesse et le désordre, France 1980. Paris, Ed. Gallimard, 1980, 420 p.
21 Voir par exemple, la revue Autrement, n° 14, 1978 « Avec nos sabots... », ou le numéro spécial de la revue Pour: « Le rural mort ou vif ? ». octobre 1982.
22 DUBY, Georges. Histoire de la France urbaine. Paris, Le Seuil, 1981, 656 p.
23 GERVAIS, Michel. « Pour une analyse économique de l'urbanisation des campagnes ». Etudes rurales, n° 49-50, 1973, p. 33-41.