Esquisse d'une histoire de l'enseignement agricole en Savoie [2013]
Malgré la référence à l'enseignement, à l’École, l'enseignement agricole ne se constitue pas selon la forme scolaire : tel est l’aspect essentiel, contrastant pour partie avec les domaines dont il a été question plus avant, qui sera présenté dans le bref historique qui va suivre.
Avant le XVIIIe siècle, la transmission des savoirs s’opère au sein de la famille ou par les voisins, voire au sein de la communauté villageoise. Le siècle des Lumières prône l’idéologie du progrès scientifique : la transmission des savoirs se fait par les "Élites", les Académies, les "Cabinets", les journaux et selon des réseaux divers.
La diffusion des savoirs agricoles, c'est-à-dire les résultats d'expérimentations diverses, se fait toujours transmission par imitation, observation, mode de transmission caractéristique de la société rurale.
Parallèlement, l'école primaire s'installe dans les villages, venue de la ville, pour fournir les savoirs utiles à l'acculturation dans une société en transformation. On y donne des savoirs de base ; on y apprend l'obéissance, l'ordre, la "morale", l'idéologie ; on y fait réaliser des travaux manuels afin de développer "la justesse du coup d'œil et la dextérité de la main", on prépare ainsi les jeunes pour les nouveaux métiers de l'industrie.
Cette école primaire est organisée sous la "forme scolaire" avec : la "clôture" - un lieu séparé des activités sociales -, un temps propre, indépendant du temps social, un personnel spécialisé, une école identique sur tout le territoire.
Durant cette période, la situation en Savoie est comparable à celle de la France.
En 1848, en France la Seconde République promulgue une loi sur l'enseignement agricole, plaçant celui-ci sous la tutelle de l’État pour rationaliser la formation professionnelle (raison économique), mais aussi gagner l'appui politique des paysans (raison idéologique). Le modèle de développement de l'agriculture est capitaliste, proche de l'expérience de l'Angleterre ; à partir de ce modèle, on définit les niveaux de l'enseignement agricole :
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L'Institut national agronomique pour la recherche scientifique et la formation des cadres de l'Administration et de quelques grands propriétaires terriens.
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le modèle ferme-école qui se caractérise par une formation par imitation,
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le modèle école régionale, avec des enseignants spécialisés.
Dans les deux derniers cas, l'établissement de formation professionnelle est une unité de production.
En outre, on développe un "enseignement de masse", plus proche de la vulgarisation, on dit alors la "propagande" : les professeurs départementaux d'agriculture, qui préfigurent la diffusion des savoirs par l'encadrement technico-économique.
Il y a également des écoles agricoles pour enfants pauvres inspirées par l'expérience de Fellenberg à Hofwil en Suisse et des colonies agricoles où l'apprentissage du métier d'agriculteur permet la « rédemption » par le travail de la terre.
De 1848 à 1860, la Savoie reste à l'écart de l'enseignement en ferme-école ou école régionale. Cavour, qui sera ministre de l'Agriculture avant de présider le conseil des ministres, personnifie le courant « anglophile » en agriculture qui refuse les écoles d'agriculture préférant l'apprentissage dans l'exploitation agricole, bien adapté aux grands domaines comme celui qu'il dirige, employant une main-d’œuvre dirigée par des régisseurs : les trois domaines familiaux qu'il a géré représentent 1 200 ha très spécialisés (riziculture). [Ce qui donne lieu à un débat dans la Gazette de l'Association agricole de Turin]. La Savoie se caractérise par une agriculture reposant essentiellement sur de petites exploitations, les grands domaines étant découpés en fermes.
En 1860, l'entrée dans l'ensemble français ne change rien ; Napoléon III mène la même politique que Cavour : diffusion des connaissances par les comices et apprentissage dans l'exploitation agricole. Il supprime l'Institut national agronomique.
La Troisième République est l’époque des changements importants : l’État intervient pour répondre à la crise du secteur agricole et aux nécessités du développement économique. Ainsi les fruitières-écoles se développent afin d'améliorer la qualité des productions fromagères. A noter en 1875, la tentative de diffusion des savoirs par la forme scolaire : l'école pratique d’agriculture, avec un faible succès. Il en est différemment des professeurs d'agriculture, puis des cours d'hiver qui connaîtront, eux, un réel succès.
La création d'un ministère de l'Agriculture à part entière, le 14 novembre 1881, exprime le renforcement de l'intervention de l’État.
Après la Première Guerre mondiale une loi de 1918 réorganise le système de formation professionnelle agricole, s'adressant aussi aux jeunes filles, favorisant des formes originales : cours saisonniers, cours postscolaires, écoles ménagères ambulantes.
La loi conforte les écoles d'agriculture (création de celle de Contamine-sur-Arve) et écoles spécialisées (École nationale des industries laitières à La Roche-sur-Foron) pour répondre aux besoins économiques.
Issues de la loi sur l’apprentissage, les Maisons familiales rurales constituent des institutions originales. La deuxième créée en France est ouverte en Haute-Savoie, à Vettraz-Monthoux ; elle accueille des garçons en octobre 1940, puis, dans une autre Maison les filles en 1941.
Après la Seconde Guerre mondiale les effectifs en formation croissent, mais on ne note pas de changement notable du système de formation agricole. Ceci dure jusqu'en 1960, c'est-à-dire à la fin de l'économie paysanne et la mise en œuvre d'une politique de modernisation accélérée de l'économie, le secteur agricole étant considéré comme un frein.
Ceci conduit à une tendance à la scolarisation des formations (lycées et collèges agricoles), avec différentes formules de stages et d’alternance entre école et entreprise. Il faut ajouter le développement de l'enseignement privé, principalement catholique, et des Maisons familiales qui, ensemble, réunissent aujourd'hui la majorité des élèves de l'enseignement agricole. L'enseignement professionnel agricole n'est plus assuré par des « exploitations agricoles-écoles », mais les établissements demeurent liés au milieu économique local ce qui signifie qu'il n'y a pas de clôture isolant l'établissement d'enseignement : la forme scolaire n'est pas achevée. Mais le devrait-elle ?
C'est la politique agricole qui est déterminante pour définir la politique de l'enseignement agricole.
Ceci est évident dès 1848, et explique que c'est seulement en 1960 que se crée un enseignement agricole moderne pour préparer à un métier (besoins économiques), afin de conforter une politique de modernisation rapide de l'agriculture supposant une diminution du nombre d'agriculteurs, alors qu'avant, il s'agissait de faciliter une politique agricole s'appuyant sur de nombreuses exploitations familiales avec une main-d'œuvre essentiellement formée par imitation et l'aide d'un encadrement technico-économique.
Le besoin de formation conduit les gouvernants à favoriser le développement de l'enseignement privé après 1960, Maisons familiales (9 en Haute Savoie) ou établissements catholiques (Poisy en Haute-Savoie et Bocage à Chambéry), à côté de l'enseignement public (Lycée agricole de Contamine-sur-Arve et École nationale d'industrie laitière de La Roche-sur-Foron en Haute-Savoie ; Lycée agricole de La Motte Servolex en Savoie).
L'enseignement agricole passe d'une fonction principalement idéologique, assurée par une forme non-scolaire, à une fonction de formation d'une main-d'œuvre qualifiée, assurée par une forme tendant à devenir scolaire (forme encore non stabilisée).
En 1984, la loi ouvre l’horizon avec la définition de plusieurs missions pour l'enseignement agricole :
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assurer une formation technologique et scientifique initiale ;
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assurer une formation professionnelle continue ;
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participer à l'animation du milieu rural ;
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contribuer à la liaison entre les activités de développement, l'expérimentation et la recherche agricoles et para-agricole ;
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participation à la coopération internationale.
Exception majeure dans l'histoire de l'éducation en France, la loi définissant les relations entre l’État et l'enseignement privé agricole est adoptée à l'unanimité du Parlement, en décembre 1984 et n'a jamais été remise en question à ce jour !
Aujourd'hui c'est la politique agricole commune qui est déterminante dans les évolutions de l'enseignement agricole. Actuellement le projet de « loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt » comprend des articles sur l'enseignement agricole (Titre IV).
Éléments bibliographiques
BOULET, Michel. « Les colonies agricoles : une forme d'enseignement ? ». Annales d'histoire des enseignements agricoles, n° 2, 1987, p. 51-61.
BOULET, Michel. « La construction de l'articulation école-entreprise dans l'enseignement agricole (1820-1912) ». Formation Emploi, n° 57,1997, p. 35-44.
BOULET, Michel. « Notables et laboureurs. De l'Association agricole aux sociétés départementales d'agriculture (1840-1865) ». Colloque de l'Université de Savoie, ''1860. La Savoie, la France et l'Europe'', Chambéry, 22-26 novembre 2010. In : MILBACH, Sylvain, dir. 1860. La Savoie, la France et l'Europe. Bruxelles, Peter Lang, 2012, 562 p. ; p. 143-159.
CHARMASSON Thérèse, LELORRAIN Anne-Marie, RIPA Yves. L’Enseignement agricole et vétérinaire de la Révolution à la Libération. Paris, INRP et Publications de la Sorbonne, 1992
CHARMASSON, Thérèse, DUVIGNEAU, Michel, LELORAIN, Anne-Marie, LE NAOU, Henri. L’enseignement agricole. 150 ans d’histoire. Educagri, 1999
CHARTIER, Daniel. A l'aube des formations par alternance. Histoire d'une pédagogie associative dans le monde agricole et rural. 2e édition actualisée. Paris, Éditions l'Harmattan, 2003, p. 124-127.
RADIOYES, Joseph. L’enseignement agricole privé catholique en France. Une longue histoire. Paris, L’Harmattan, 2005
RAYMOND, Justinien. La Haute-Savoie sous la IIIe République. Histoire économique, sociale et politique. Paris, Atelier national de reproduction des thèses. Édition du Champ Vallon, 2 tomes, 1983
SAINT-MARTIN, Michel. « Lettre sur une école d’agriculture en Toscane adressée à Monsieur Matthieu Bonafous ». Paris, Mme Huzard, 1835, 32 p. ; reproduit in : Annales d’Histoire des enseignements agricoles, n°2, 1987, pp 42-49.
Michel Boulet
Communication à la Journée d'études « L'enseignement professionnel et l'apprentissage dans les pays de Savoie et en Suisse. Histoire et perspectives comparées. » Annecy, Archives départementales de Haute-Savoie. 13 décembre 2013