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L'école des paysans

Évolution de l’agriculture française 1789 – 1848

26 Février 2020 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Agriculture et milieu rural

 

Introduction

C’est au cours du XVIIIe siècle que vont apparaître les hommes et se développer les idées qui seront à l’origine de l’enseignement agricole.

La France est alors essentiellement rurale, avec, vers 1750, plus de 20 millions de ruraux pour 24,5 millions d’habitants. Autant dire que l’organisation de la vie rurale et les rapports sociaux existant dans ce milieu, marquent l’ensemble de la société, la France vit en « économie paysanne ».

Les paysans sont sous la tutelle des seigneurs, propriétaires de la terre qui perçoivent redevances et droits féodaux. Le paysan appartient à la communauté villageoise, d’origine très ancienne, et toujours vivace. C’est une communauté fondée à la fois sur l’organisation du travail et sur le voisinage :

« La vie agraire traditionnelle supposait un groupe social fortement constitué dès la conquête et l'organisation des terroirs, lié dès l’origine par la vaine pâture, l’assolement obligatoire, l’interdiction de clore. La communauté villageoise était donc, dès l’abord, et à reprendre l’expression de P. de Saint-Jacob, “communauté d’exploitants” : le groupe villageois se déterminait par l’espace qu’il exploitait suivant des règles bien établies qui s’imposaient à tous. Le village était avant tout une communauté de laboureurs aux horizons géographiques nettement délimités, le finage occupé de “temps immémorial”. Communauté de résidents aussi : village et finage sont, dans les textes, étroitement associés. La résidence soulignait l’appartenance à la communauté, les “habitant du lieu” s’opposant aux ''forains''. Exploitation et habitat, finage et village constituaient les deux pôles de l’existence rurale, que soulignait l’éternel va-et-vient de la maison aux champs ».1 La communauté s’administrait elle-même, sous le contrôle de la seigneurie, son organe souverain étant l’assemblée de village, formée des chefs de famille, présidée par le seigneur ou son représentant.

Au long du XVIIIe siècle, la population s’est accrue, passant de 21,5 millions d’habitants en 1700 à 26 millions en 1790.2 La France est devenue ainsi l’un des pays les plus peuplés d’Europe.3 Les grandes famines se sont éloignées et les prix agricoles ont amorcé une hausse régulière, avec des points saisonniers importants, mais les difficultés de stockage et de transport, ainsi que la spéculation provoquent des « crises de subsistance ».

Parallèlement les agglomérations urbaines se développent et demandent plus de produits et de capitaux à l’agriculture ; l’artisanat et l’industrie connaissent un certain essor. Ces mouvements socio-économiques vont contribuer à insérer progressivement l’agriculture dans une économie d’échange.

Le XVIIIe siècle est également « le siècle des Lumières », c’est-à-dire le siècle d’une transformation majeure de la culture et de l’idéologie dominantes. Il voit se développer des idées nouvelles, telle celle de la perfectibilité indéfinie de l’homme grâce à la culture et à la science. Les bourgeois éclairés organisent des séances où des expériences scientifiques amusantes sont présentées. L’Encyclopédie, dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers est le symbole de ce mouvement des Lumières. De 1745 à 1765, 38 volumes in-folio, soit près de 40.000 pages, vont être publiés. Cet ouvrage monumental auquel ont collaboré près de deux milles personnes, pour la rédaction et l’impression, veut rassembler tout ce qui est important au XVIIIe siècle.. C’est un livre qui exprime le désir de tirer des diverses connaissances un surplus de biens, un maximum de richesses.

Ce mouvement pour la vérité et la raison diffuse dans le pays à travers les Académies de province, les librairies, clubs et salons, où la lecture est collective.

L’agriculture et le mouvement des Agronomes

Malgré la place qu’elle occupe, l’agriculture n’est cependant pas au centre des préoccupations du roi et de ses ministres. Le commerce en plein développement et l’industrie qui s’étend, leur apparaissent plus importants. L’agriculture va revenir au premier plan avec les Physiocrates, en particulier après la publication en 1758 du Tableau économique de Quesnay. Celui-ci affirme : « la terre est l'unique source des richesses et c’est l’agriculture qui les multiplie » ; il convient donc de privilégier l’agriculture dans la vie du pays. Cette thèse, qui conforte la place des propriétaires fonciers, entraîne un intérêt nouveau pour les connaissances agronomiques.

Ce mouvement, issu de la théorie économique, rencontre un autre mouvement, celui des « Agronomes » où l’on retrouve l’esprit des auteurs de l’Encyclopédie. Les Agronomes vont propager une idée nouvelle, « révolutionnaire » : les sciences sont utiles à l’agriculture, des techniques nouvelles peuvent et doivent transformer l’agriculture, les systèmes de production.4 L’influence des expériences de l'agriculture anglaise est incontestable dans ce mouvement. Ces idées nouvelles conduisent à prôner la suppression des jachères et l’abolition des servitudes collectives, c’est l’orientation vers « l’individualisme agraire ».5 Les innovations sont issues le plus souvent d’expérimentations réalisées par de grands propriétaires éclairés qui cherchent à promouvoir l’agriculture nouvelle par l’intermédiaire de sociétés d’agriculture, de journaux agricoles, de concours divers.

Ce courant d’idées va prendre une dimension certaine en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, sans qu’il faille cependant l’exagérer. « Il y a eu, certes, une révolution agronomique à partir de 1750 ; mais on est forcé de constater que les recommandations, parfois utopiques, des agronomes ont été suivies avec un très grand retard et, jusqu'à la fin du siècle, par une infime minorité d'agriculteurs ».6 Ce qui nous intéresse, c’est l’importance accordée à la réflexion, à l'analyse et à la recherche, « influence du livre sur la pratique, effort pour fonder en raison le progrès technique […]. Les transformations agricoles des âges précédents n’avaient jamais en pareille couleur intellectuelle » souligne Marc Bloch.7

Cependant, pour entrer en pratique de façon généralisée, les thèses des agronomes se heurtent à diverses difficultés. Les habitudes anciennes, voire des croyances, sont des freins sérieux, de même que les techniques insuffisamment maîtrisées. Les problèmes d’ordre économique sont souvent liés à ce qui est l’obstacle principal, le système juridique. Mais, il convient de moduler l’importance de ces difficultés selon les divers groupes sociaux paysans, ainsi que selon les régions.

Pour Marc Bloch, les transformations affectent « d’une façon partout fort diverse, les différentes classes qui, directement ou non, vivaient du sol ». Mais, ajoute-t-il, « la révolution agricole eut pour effet de fortifier en elles et de clarifier le sentiment des antagonismes nécessaires et, par suite, la conscience de leur propre existence […] ».8

Les manouvriers, et les petits laboureurs, sans terre ou avec un petit lopin, travaillent selon les techniques traditionnelles, et n’ayant pas de capitaux pour tenter quelques améliorations, n’ont aucun intérêt à ces réformes. Au contraire, ils leur sont hostiles, car la disparition des communaux et droits d’usage collectif, les conduirait à la famine, ou à dépendre des paysans riches. « Unanimes dans leur résistance, ils formaient partout les troupes de choc des partis ruraux opposés, soit aux perfectionnements essayés par des propriétaires isolés, soit aux édits des clos eux-mêmes ».9 Mais dans certaines régions, telle la Lorraine, ils se battent, par contre, pour le partage des communaux entre les paysans sans terre.

Les laboureurs, bien qu’ayant des situations très différentes, s’opposent au partage des communaux par ménages, d’autant que les journaliers devenant ainsi propriétaires, la main-d’œuvre risque d’être déficitaire sur leurs exploitations.

Les laboureurs les plus riches, souvent fermiers, se retrouvent avec les grands propriétaires pour obtenir un partage des communaux proportionnel à la fortune foncière ou aux impositions. Ces deux catégories d’agriculteurs ayant des champs assez vastes et des moyens financiers suffisants, sont plus aisément gagnées à la suppression des jachères, et aux cultures fourragères. Ils sont favorables à la clôture, d’autant que cela ne les prive pas du droit de vaine pâture sur le territoire resté ouvert.

La grande masse des laboureurs est inquiète face à la remise en cause des usages anciens. Les terres sont découpées en petites parcelles, imbriquées entre elles, qui doivent être cultivée de la même façon, inaccessible à cette majorité d’agriculteurs. « Comment s’étonner que l’ensemble des laboureurs, capables sans doute de se déprendre peu à peu des anciens usages, mais à condition qu’on leur rendit l’évolution aisée, se soient trouvés à peu près partout d’accord avec les manouvriers qui demandaient purement et simplement le maintien de l’état de choses traditionnel, pour protester contre la politique agraire de la monarchie ».10

Enfin, les seigneurs cherchent, avant tout, à conserver leurs privilèges, et n’acceptent de réformes que dans la mesure où elles améliorent leur situation. Ceci entraîne des comportements variés selon les régions, allant, comme en Lorraine, jusqu’à l’alliance avec les manouvriers pour le partage des communaux dont le tiers leur revient.

Les propositions de transformation de l’agriculture, avancées par les Agronomes, font ainsi apparaître des clivages à l’intérieur de la paysannerie, clivages qui s’accentueront au cours du 19ème siècle. Ce courant d’idée marque, dans le secteur agricole, la montée du capitalisme qui bouleverse et « rationalise » les activités productrices dans tous les domaines. Un mouvement d’achat des terres a lieu, en une période où les placements dans l’industrie sont encore fort aléatoires. Par ailleurs, un certain nombre de propriétaires tendent à revenir à la campagne. Mais « malgré un réveil incontestable et des efforts multipliés, l’extension en tache d’huile du nouveau système agraire et des nouvelles méthodes culturales n’avait pas eu lieu » 11 au moment de la Révolution.

Il est possible pourtant de noter une évolution dans la production agricole au cours du 18ème siècle. Celui-ci ouvre l’ère des innovations agricoles dont la généralisation et l’accélération autour de 1750 introduisent une rupture par rapport aux siècles précédents.12 Si nous situons ainsi les débuts des transformations de l’agriculture française, nous ne voulons pas pour autant nous engager dans « l’interminable débat qui agite depuis fort longtemps la communauté des historiens » 13 pour décider du moment à partir duquel l’agriculture a amorcé une authentique croissance et quel rôle est dévolu à la petite et la grande exploitation dans cet essor. Ce qui est essentiel pour notre objet est de considérer que durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, des changements s’engagent que certains n’hésitent pas à présenter comme une véritable « révolution agricole » Mais, en réalité, la diffusion des changements sera lente et il faudra un bon siècle pour aboutir à une transformation générale des méthodes de culture et de la productivité, ce qui conduit à parler plutôt de « transition agricole ».14

Ce qu’on appelle l’« agriculture nouvelle » se définit par la suppression de la jachère, l’instauration d’assolements plus intensifs utilisant les prairies artificielles, la multiplication du bétail, le perfectionnement de l’outillage. Progressivement sont mis au point des systèmes complexes de culture et d’élevage, très productifs, afin de nourrir plus d’hommes que ceux qui travaillent la terre. Cette révolution repose sur l’utilisation de techniques nouvelles, ainsi que d'acquis de la science, notamment en matière de sélections végétales et animales. Ces changements entraînent, bien entendu, des transformations dans l’organisation économique et sociale de l’agriculture, transformations qui s’étendent au long du XIXe siècle.

La période étudiée est marquée par de profonds bouleversements politiques, économiques et sociaux qu’il n’est pas question de détailler ici.

Dans le secteur agricole, alors que la seconde moitié du XVIIIe siècle connaît un mouvement de longue durée de hausse des prix, les années 1780-1789 sont marquées par une crise. Les prix agricoles sont en baisse : en raison de la mévente, les prix du vin tombent de moitié, créant une situation dramatique pour de nombreux petits producteurs ; le prix des grains diminue également, touchant principalement les fermiers des régions céréalières du Nord de la France. La crise agricole est générale : crise du vin, crise du blé, crise de l’élevage à la suite de la sécheresse et de la disette fourragère de 1785. La rente pour les propriétaires fonciers plafonne ; les prélèvements en nature, fixés par des règlements très anciens ne peuvent être augmentés ; le profit fermier est coincé entre les prix qui baissent, les baux qui montent, le salaire qui résiste ou progresse.15

Fragilisée par les crises, la communauté rurale éclate sous les coups de boutoir de la Révolution. Dans les régions de grandes exploitations les paysans pauvres se retrouvent rapidement « ouvriers » agricoles ou doivent quitter leurs villages. Ailleurs, la lutte est parfois vive entre paysans sans terre et propriétaires exploitants autour des droits d’usage collectif.

Alors que sous la Restauration, l’aristocratie foncière au pouvoir affirme la primauté de la terre dans la création des richesses, un changement essentiel se produit à la suite de la Révolution de 1830. Les banquiers et les industriels vont donner la priorité au développement de l’industrie et du commerce. Cependant, une partie des capitaux ainsi accumulés s'investit dans l'agriculture, pour les bourgeois l'acquisition de la terre marque toujours l'ascension sociale. En outre, après les journées de Juillet, les grands propriétaires légitimistes se retirent sur leurs terres et se consacrent à l'amélioration de leur domaine.

Au milieu du XIXe siècle, la population rurale demeure misérable, les communautés vivent repliées sur elles-mêmes. Dans le secteur industriel la situation des travailleurs n’est pas meilleure. La mécanisation entraîne une baisse des salaires, dans l’industrie textile ou la métallurgie. Des émeutes éclatent face à la férocité de l’exploitation, telle celle des Canuts lyonnais qui sera violemment réprimée par le préfet, le comte Adrien de Gasparin, agronome, futur directeur de l'Institut national agronomique en 1850 . . .

Les années 1840 sont celles du développement industriel, malgré un réseau de voies de communication encore insuffisant. En 1847, il y a 1 930 kilomètres de voies ferrées, en 1848, les estimations du nombre de travailleurs de l’industrie sont de 5 à 6 millions, dont 1,3 million dans la grande industrie. Paris atteint le million d’habitants en 1846.

Cette période de changements économiques est aussi celle de la mise en place d’un nouveau système éducatif. De la Révolution à 1848 cette construction passe par trois grandes phases. Dans un premier temps l’enseignement est conçu comme outil d’accompagnement des mesures législatives installant la liberté, l’égalité et l’ordre républicain, et outil de lutte contre les féodaux et l’Église. Les projets de réformes sont nombreux, mais les réalisations resteront limitées. Puis, sous l’Empire, c’est un enseignement d’État, centralisé et hiérarchisé qui s’installe, avec un corps enseignant spécialisé. Cet enseignement ne concerne que les niveaux secondaire et supérieur, il est payant et par là même ségrégatif, malgré l’existence de bourses. L’enseignement primaire est abandonné aux ordres religieux, au moins jusqu’à la monarchie de Juillet. La priorité pour la bourgeoisie de l’Empire est de conforter son pouvoir en utilisant des cadres bien formés pour faire fonctionner une administration centralisée et fortement implantée dans le Pays. Après la chute de l'Empire et jusqu’en 1848, se développent, d’une part l’enseignement primaire, d'autre part l’enseignement technique, tous deux délaissés sous l’Empire. Durant cette période l’école sera plus ou moins contrôlée par l’Église ou l’État, selon le rapport des forces existant entre l’aristocratie et la bourgeoisie.16

Les transformations de l’agriculture

En 1788-1789 la crise frappe durement : la récolte de céréales est très mauvaise, le « grand hiver » gèle la vigne et l’olivier. La crise des subsistances touche l’ensemble du pays. La société féodale paraît peser de façon insupportable sur la grande masse des ruraux.

Pour les Physiocrates, la solution est dans le développement des grandes propriétés, à l’exemple de ce qui a été réalisé en Angleterre. Par contre, de nombreux Agronomes, après 1780, défendent la petite propriété qu’ils considèrent plus rentable. En outre, elle a l’avantage de « fixer les hommes physiquement et moralement ».17 Ces désaccords dans l’analyse technico-économique sont intéressants, car ils rejoignent, sans qu’on puisse les y assimiler, les désaccords politiques sur le rôle de la paysannerie dans la transformation de la société.

En effet, pour que l’évolution économique et sociale soit possible, de profonds changements sont indispensables. Il faut « que le paysan soit libre de sa personne et sa terre libérée de tout prélèvement et de toute contrainte, afin que se créent un marché libre du travail et un marché libre des produits, conditions nécessaires au développement de l’économie capitaliste ».18

Pour atteindre cet objectif, deux voies sont, en théorie, possibles :

l’alliance des grands propriétaires et des fermiers, contre les paysans parcellaires. C’est ce qui s’était passé en Angleterre, où le capitalisme s’installe sur la triple base sociale du grand propriétaire, du fermier capitaliste et des travailleurs agricoles salariés,

l’alliance, au moins momentanée, des paysans parcellaires et des fermiers contre le régime seigneurial et ses survivances.

C’est la deuxième solution qui va prévaloir, affirmant l’originalité de la voie française, amenant parfois à qualifier la Révolution française de révolution bourgeoise et paysanne. En tous cas, cette orientation va marquer le développement de l’agriculture française durant tout le XIXe siècle. Dans leur masse, les paysans vont lutter activement contre la féodalité, jusqu’en 1793. Ces mouvements, aux formes diverses, vont constituer l’élément moteur de la Révolution, poussant le plus possible à la disparition de l’Ancien Régime.

Bien sûr, tous les paysans bénéficient de la disparition de l’Ancien Régime, mais des différences de situation vont très vite apparaître. Lorsque, par exemple, la vente des biens nationaux se fait par grandes parcelles ou même par exploitations entières, il est certain que seuls les paysans aisés ou la bourgeoisie rurale peuvent en profiter. Les paysans pauvres vont donc poursuivre leur combat pour vivre, en réclamant le droit à la terre, par usage collectif ou par distribution.

L’Assemblée refuse d’envisager la distribution gratuite de terres aux paysans non propriétaires, comme le défend notamment Babeuf. Le décret du 18 mars 1792 répond brutalement, en instituant « la peine de mort contre quiconque proposerait une loi agraire (le partage égal) ou tout autre mesure subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles ».

Pour autant, la situation est complexe comme le montre les attitudes vis à vis du partage des biens communaux. L'acceptation ou le refus dépendent de l’état du système agraire et la vitalité de la communauté rurale, ceci conduisant à récuser l’image du soi-disant « archaïsme paysan » face au nécessaire « individualisme ».19

L’ensemble des textes réglementaires et législatifs concernant l’agriculture, rassemblés dans le Code Rural, exprime l’idéologie de la bourgeoisie qui s’installe au pouvoir. Celle-ci a mis en place les bases juridiques sur lesquelles le capitalisme pourra se développer : liberté de culture, liberté de clore, liberté de créer ou d’étendre des prairies artificielles et de supprimer la vaine pâture, etc.

En cette fin de siècle, les différenciations internes de la paysannerie se précisent. Selon les régions, les paysans aisés acceptent les principes bourgeois et l’individualisme agraire, lorsqu’ils sont en mesure d’adopter des innovations techniques ou bien, ils préfèrent maintenir les droits collectifs dont ils peuvent bénéficier. Pour les plus pauvres, qui n’ont pu obtenir de terre, il s’agit de survivre en s’accrochant aux principes anciens de la communauté rurale. L’attitude vis-à-vis des techniques agricoles et des propositions des Agronomes est donc très directement liée à la situation économique et à la position sociale des agriculteurs, bien que d’autres facteurs, notamment culturels, puissent intervenir.

Dans les premières années du XIXe siècle, les prix agricoles augmentent malgré certaines mauvaises récoltes. Sur les moyennes de prix calculées entre 1798-1802 et 1817-1820 la hausse est de 25 % pour le blé, 20 % pour le vin, 14 % pour le seigle.20 De 1801-1803 à 1817-1820, le prix de la viande croît de 33 %, les habitudes alimentaires se modifiant. La conséquence en est, dans l’ensemble, l’amélioration du revenu agricole.

Mais, encore une fois, la situation varie selon les catégories d’agriculteurs. Les plus nombreux, les métayers, ne vendent guère de produits agricoles et ressentent donc peu les hausses de prix. Les très nombreux propriétaires parcellaires connaissent un réel progrès de leur revenu. Ceux qui profitent au maximum de la situation sont les grands fermiers et propriétaires exploitants qui n’hésitent pas à spéculer sur le blé. Les grands propriétaires fonciers bénéficient de l’augmentation très importante du prix des fermages, qui atteint 37 % sur la même période.

Au total, l’amélioration des conditions de vie de toute la paysannerie est réelle, associée à la libération sociale issue de la Révolution elle entraîne une évolution des mœurs et des comportements. Par ailleurs, la place de la paysannerie dans le pays est mise en valeur par Napoléon qui la considère comme « l’âme, la base première de l’Empire ». Dans la mémoire paysanne, malgré les guerres, l’Empire laissera un souvenir très positif, Napoléon III en bénéficiera lors de son arrivée au pouvoir.

Sous la Restauration, les paysans sont toujours nombreux, travaillant souvent également chez un grand exploitant agricole ou dans les ateliers de l’industrie naissante. A partir de la Révolution de 1830, les paysans perdent l’importance qui était la leur, dans les orientations économiques nationales. Comme la grande majorité d’entre eux n’a pas le droit de vote21 ils demeurent « au sens plein des termes, des sujets et non des citoyens, et pour beaucoup des inférieurs ».22 La situation des paysans pauvres et sans terre se dégrade à mesure que les droits d’usage collectif disparaissent, une véritable misère s’installe dans les villages. Des paysans sans terre vont chercher un emploi dans d'autres régions comme faucheurs, moissonneurs, vendangeurs,… D’autres exercent un second métier, en ville, tels les maçons de la Creuse, les cordonniers et les chaudronniers de Corrèze,23 les ramoneurs d’Auvergne, les colporteurs, etc. L’enquête agricole de 1852 permet d’évaluer le nombre de migrants à 6 % de la population active agricole.

La population rurale, en général misérable, vit repliée sur elle-même. Même dans les plus petites communes, le maire est un notable : notaire, marchand ou riche propriétaire. Dans plusieurs départements, les paysans pauvres vont lutter violemment, en abattant les clôtures, en détruisant du matériel agricole, afin d’obtenir le maintien des droits collectifs ou la répartition équitable des terres.

Confrontée au développement industriel et à la croissance des centres urbains, la grande bourgeoisie rurale s’inquiète de voir son influence diminuer et cherche à s’organiser de façon plus efficace à travers les divers comités et sociétés agricoles. Les notables lancent l’idée de l’union politique de tous les agriculteurs et propriétaires fonciers, à égalité de droits, pour créer un parti paysan au Parlement. Ils constatent que les espoirs de participer au pouvoir d’État n’ont guère duré et essaient donc de se présenter en porte-parole de l’ensemble de la paysannerie. C'est le début d’un mouvement qui va s’amplifier avec la création, à la fin du siècle, des associations agricoles.

Ces soixante années ont vu des modifications profondes de la société rurale française. L’agriculture entre peu à peu, avec des difficultés et des souffrances, dans l’économie de marché capitaliste. La population française a augmenté de 30 % depuis le début du siècle, et les villes s’agrandissent. La demande de produits agricoles est en augmentation constante.

L’évolution technique de l’agriculture est très lente. Ainsi la jachère qui représentait le tiers des terres labourables en 1800, en occupe encore le quart en 1840. La mécanisation est freinée à la fois par les structures agricoles très morcelées et par le manque de capitaux. C’est pourtant une époque où plusieurs machines apparaissent. Après le semoir mécanique à la fin du XVIIIe siècle, sont successivement construites la faneuse à cheval (1800), la première batteuse (1815), la moissonneuse (1826), la charrue métallique de Dombasle (1830). La production agricole progresse de 30 % de 1815 à 1830, notamment grâce à l’amélioration des rendements. Celui du blé passe ainsi de 9,7 hectolitres par hectare en 1816 à 15,5 en 1832. Mais, le changement le plus important est celui des mentalités d’une partie de la population agricole : peu à peu, l'essentiel n'est plus de produire pour nourrir la famille de l'exploitant, mais pour répondre aux besoins du marché, ceci étant illustré par le passage de la production de grains pour l’auto-subsistance à l'élevage d'un bétail de qualité pour la vente.

La population française est rurale à 75 % et la population agricole représente environ 20 millions de personnes en 1851 pour 35,7 millions de Français, soit 53 % de la population totale et 40 % de la population active. L’agriculture demeure donc le secteur essentiel, avec un poids social très important.

 

Les projets d’évolution des Agronomes ne se concrétisent que très lentement. Mais il est certain que l’explication de ce « retard » de diffusion du progrès technique est à chercher non dans une prétendue « routine », mais dans les conditions économiques et juridiques faites aux agriculteurs.

Document de travail  2000

Notes

1 SOBOUL, Albert. « Liberté, égalité, propriété », In : FAILEVIC, Maurice et de LA ROCHEFOUCAULD, Jean-Dominique. 1788. Paris, Éditions Sociales, 1978, 304 p. ; p.14.

2 ARMENGAUD, André. « Le rôle de la démographie », In : BRAUDEL, Fernand et LABROUSSE, Ernest, Ed. Histoire économique et sociale de la France. Paris, PUF, 1970, réédition 1993, coll. « Quadrige » T. III – 1789-1880. 1089 p. ; p. 165.

3 En 1789, l’Angleterre compte 9 millions d’habitants, les États allemands, 22 et les États italiens, 18.

4 L’agronomie ne se constituera réellement comme science qu’après 1840, grâce en France, aux travaux d’Adrien de Gasparin. Cf. CLÉMENT, Jean-Michel. « Gasparin, son apport à l’épistémologie agronomique ». Actes du XIIe Congrès international d’histoire des sciences. Paris 1968. Paris, Librairie Blanchard. 1969. p.15-17.

5 BLOCH, Marc. Les caractères originaux de l’histoire rurale française. Paris, A. COLIN. 1964. 266 p. + planches ; L’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle. Brionne, Gérard MONFORT. 1978.

6 BOULAINE, Jean. Histoire de l'agronomie en France. Paris, Tec et Doc. - Lavoisier. 1992, 392 p. ; p.186.

7 BLOCH, Marc. Les caractères originaux… op. cité, p.221.

8Idem, p.227.

9 Idem, p.228. « Manouvriers » : ouvriers agricoles permanents, les « domestiques » ; « journaliers » : ouvriers agricoles saisonniers, à la journée ; « laboureurs » : paysans ayant charrue et attelage, cultivant la terre en propriété ou en fermage.

10 Idem, p.233.

11 BOURDE, André J. Agronomie et Agronomes… op. cité. T. 3, p.1584.

12 MORICEAU, Jean-Marc. « Au rendez-vous de la « révolution agricole » dans la France du XVIIIe siècle. A propos des régions de grandes culture. Annales HSS, janvier-février 1994, n° 1, p. 27-63.

13 BEAUR, Gérard. « Les Chartier et le mystère de la révolution agricole ». Histoire et mesure, 1996, XI-3/4, p. 367-388.

14 MORICEAU, Jean-Marc. art. cité, p. 63.

15 LABROUSSE, Ernest. « Dynamismes économiques, dynamismes sociaux, dynamismes mentaux », In : BRAUDEL, Fernand et LABROUSSE, Ernest. Histoire économique et sociale de la France op. cité, T. 2 - 1660- 1789, 775 p. ; p. 735-736.

16 NIQUE, Christian. Comment l’École devint une affaire d’État. Paris, Nathan, 1990.

17 BOURDE, A.J. Agronomie et Agronomes… op. cité. p.1041.

18SOBOUL, Albert. « Liberté, égalité, propriété » . . ., art. cité, p.37.

19 VIVIER, Nadine. « Communaux et vitalité communautaire en France à la fin de l’Ancien régime et pendant la Révolution ». Annales historiques de la Révolution française, 1999, n°1, p. 63-81.

20 SOBOUL, Albert. « La reprise économique et la stabilisation sociale. 1797-1815 », In : BRAUDEL, Fernand. et LABROUSSE, Ernest, Ed. Histoire économique et sociale de la France. op. cité - T. 3, p.78.

21 En juillet 1830, il n’y a que 94 600 électeurs…

22 VIDALENC, Jean. La société française de 1815 à 1898. I - Le peuple des campagnes. Paris, Ed. Marcel Rivière et Cie, 1970, 403 p. ; p.364.

23 Voir CORBIN, Alain. Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880. Paris, Éditions Marcel Rivière, 1975, 2 tomes, 1167 p. ; p. 177-225.

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