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L'école des paysans

La famille Bella de Chambéry à Grignon 2020

30 Décembre 2020 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Personnalités de l'enseignement agricole

Ce sont trois générations de cette famille d'origine piémontaise qui jouent un rôle dans l'évolution de l'agriculture non seulement en Savoie mais également en France.

 

Jean-Baptiste Bella, né en 1745 à Chambéry est le fils du directeur de la gabelle à Chambéry. Devenu négociant, il se rend en Alsace pour faire des achats de tabacs et se fixe dans cette province. Il est successivement notaire royal à Sainte-Marie-aux-Mines, directeur du séquestre des biens des princes étrangers possessionnés en France, directeur de tous les domaines conquis entre le Rhin et la Moselle, directeur de l'enregistrement et des contributions directes et, enfin, administrateur dans les Provinces illyriennes.1

Durant son séjour alsacien Jean-Baptiste épouse Marie Eve Catherine Blanc, d'origine savoyarde, le couple a trois fils dont Joseph Auguste Marie, né le 11 octobre 1777 à Strasbourg, dans la paroisse de St-Louis. Marie Eve meurt prématurément à 45 ans, le 25 prairial an II (13 juin 1794) à Molsheim dans le Bas-Rhin.

En 1799, Jean-Baptiste, revenu en Savoie comme directeur de l'enregistrement et des domaines, est sollicité par l'administration du département du Mont-Blanc avec deux autres personnalités Anthelme Marin et Jean-Baptiste Marcoz, professeurs à l'école centrale du département afin de préciser les conditions de création de la Société départementale d’agriculture décidée par le gouvernement et placée sous le contrôle de l'Administration du département. Elle a pour objet le perfectionnement des méthodes de culture les terres en les adaptant aux conditions locales, la diffusion des résultats des expériences conduites par les membres et les correspondants sur leurs propriétés respectives. Pour parvenir à ces buts, la Société doit être composée « de ces hommes instruits qui se sont plus particulièrement distingués dans la culture de leurs terres, et y ont fait des essais importants, de ceux qui ont fait des ouvrages utiles à l'agriculture, de ces hommes enfin dont les vertus tendent à la prospérité de leur pays et de la république entière ».

Les trois rapporteurs estiment que pour que la société soit efficace sur le plan pratique « il faut que le gouvernement mette à disposition de la société un domaine national » pour former « une école d'agriculture ». Celle-ci doit disposer d'un domaine de 60 ha, pour accueillir 25 élèves (Voir texte ci-après).2 Cette proposition n'est pas retenue et plusieurs mois plus tard, le 27 pluviôse an VII (15 février 1799) un arrêté crée la Société en nommant 16 membres, précisant qu’en outre les professeurs de l’école centrale en sont membres de droit.

Jean-Baptiste fait partie de ce premier groupe de seize, avec les deux autres rapporteurs, et notamment, Martin Burdin. C'est là l'entrée de la famille Bella dans le milieu de l'agronomie et de l'appui au développement de « l'agriculture nouvelle ».

Mais c'est également son adhésion au mouvement révolutionnaire ainsi qu'on peut le constater en lisant le compte-rendu de la séance d'installation de la Société le 16 ventôse an 7 [6 mars 1799] en présence de Garin commissaire du directoire et Palluel secrétaire général du département. Le président de séance souligne l'importance de la Société car « sous le règne des rois, la classe des agriculteurs était méprisée et dévaluée, sous le règne de la liberté elle doit ressaisir ses droits, si injustement enlevés ». Puis, il a prononcé le serment de haine à la Royauté et à l'anarchie, attachement et fidélité à la République et la Constitution de l'an trois. Tous les membres ont répété nous le jurons »3 mais, la Société manque de moyens et quelques mois plus tard, ses membres sont invités à verser une contribution selon leurs possibilités. Le manque de terrain d’essais se fait sentir, ce qui amène, en 1804, le préfet Saussay à écrire dans un rapport au ministre de l’intérieur : « la Société libre d'agriculture est animée du meilleur zèle, et distinguée par les vertus et les lumières de ses membres ; mais ses conceptions et ses efforts ne produiront que de très faibles résultats tandis qu'elle ne pourra pas opposer l'expérience à la routine. Il serait à souhaiter qu'elle pu devenir concessionnaire d'un terrain national propice à tous les genres de culture et à tous les essais d'amélioration. »4

L’année suivante, Joseph Palluel, le secrétaire général de la préfecture du Mont-Blanc, indique que la Société a publié des observations appliquées à l'économie rurale du département. Mais, il note avec regret que : « cette société composée d'hommes éclairés et dévoués au bien de leur pays, serait appelée à lui rendre les plus grands services, si son zèle ne se trouvait paralysé par défaut de moyens pour tenter des essais, accorder des primes et décerner des prix. » Il souhaite qu’elle puisse devenir propriétaire d’un domaine, « où les résultats de la théorie seraient constamment offerts de la seule manière qui puisse la faire admettre par l'agriculteur ».5 En attendant, le préfet Saussay, a trouvé une première solution en installant une pépinière dans les jardins du Château, pour répondre aux besoins les plus pressants de l'agriculture, en fournissant des végétaux à un « prix très modéré ». La Société disparaît en 1815 avec le retour dans le Royaume de Piémont.

L'engagement de Jean-Baptiste est reconnu par sa nomination, en février 1800, aux fonctions de conseiller général du département du Mont-Blanc où il siège jusqu'en mars 1812. Après le retour de la Savoie dans sous le régime sarde, il demande à être naturalisé français, ce qui est fait le 7 mars 1817.6

Il meurt le 24 mars 1818, à l'âge de 73 ans, il habite alors Chapareillan en Isère (France), mais est enterré dans la paroisse St-Léger de Chambéry.

Auguste Bella

Baptisé sous les prénoms de Joseph Auguste Marie, il est né le 11 octobre 1777 à Strasbourg où ses parents sont alors installés. Il passe sa première jeunesse à Chambéry, où son père est revenu après la mort de son épouse.

Acquis comme son père aux idées révolutionnaires, il s’engage, le 13 vendémiaire an VII (4 octobre 1798) dans les escadrons de guerre du 7e régiment de hussards, appartenant à l'armée du Rhin. Il combat avec courage, chargé de porter des dépêches au général Masséna assiégé dans Gêne il est blessé et fait prisonnier. Malgré des « offres séduisantes » puis des mauvais traitements il ne révèle pas la teneur des messages et demeure incarcéré au château de Grätz en Autriche. Libéré, il reprend les combats et le général Suchet le nomme sous-lieutenant sur le champ de bataille en Ligurie le 29 germinal an VIII (19 avril 1800). Puis il participe à la campagne de Hanovre durant laquelle il tombe malade, il est soignée par Albrecht Thaër, médecin du Roi. Ce célèbre agronome allemand vient de fonder une école d'agriculture à Celle, ville dont Bella est commandant militaire. Bella suit ses cours durant deux ans, se passionnant pour l'agronomie, devient l'ami et le disciple de celui qui a réussi à mettre en valeur des terres ingrates grâce à un assolement rationnel : suppression de la jachère, cultures alternées, etc.7 Quelques années plus tard, Thaër, avec le soutien du roi de Prusse, installe sur le domaine de Möglin, au nord-ouest de Berlin, la première école supérieure d'agriculture allemande. Bella ne perdra pas les liens amicaux avec Thaër avec qu'il poursuivra des échanges jusqu'au décès de celui-ci en 1828.

Poursuivant ses activités militaires, Bella est à Austerlitz, Iéna, Eylau, Devenu aide de camp du général Marisy, il est fait officier de la Légion d'Honneur le 27 nivôse an XIII (17 janvier 1805), il est également nommé Chevalier de l'Empire. C'est un soldat émérite qui est fait capitaine le 14 juillet 1807, et chevalier de l'Empire. En 1810, à 33 ans, il a participé à de nombreuses campagnes, dont les dernières sont celles d’Espagne et du Portugal. Après cette dernière, sa santé est gravement compromise, il est donc réformé le 16 mai 1810. Il rejoint alors sa famille en Savoie et acquiert une métairie à Lémenc, proche de Chambéry, où il fait ses premiers essais agricoles, appliquant les principes de la « culture améliorante ». Il se lie alors d'amitié avec l'ingénieur en chef du département, le polytechnicien Antoine Polonceau qui s'intéresse lui aussi à l'agriculture.

Le 9 juillet suivant il épouse Caroline Masset-Clerc. Elle a 23 ans, native de St-Pierre de Curtille et vient d'être adoptée, alors que ses parents sont toujours en vie, par Noël François Clerc, conseiller général et ami du père d'Auguste. Il est à noter que les témoins du mariage sont l'adjoint au commissaire des guerres, Jacques Delabeye, et plusieurs membres de la famille Saint Martin, notables chambériens, Claude, secrétaire de la ville, son frère Antoine, notaire impérial et son fils Antoine, secrétaire.

En 1814, les Autrichiens envahissent la Savoie, Bella, militaire confirmé, connaissant le terrain, reprend du service, affecté à l'état-major du général Marchand, il est blessé d'un coup de feu à la poitrine durant le combat des Échelles, sur la route de Chambéry à Lyon, lorsque le poste est enlevé à l'ennemi. Bien des années plus tard il souligne l'importance de cet épisode dans une lettre à ses amis de la Société centrale d'agriculture de Savoie à laquelle il appartient toujours : « A Lémenc se lièrent d'amitié l'ingénieur en chef du beau département du Mont-Blanc et un soldat laboureur. L'un [Polonceau] a creusé la grotte des Échelles pour rapprocher davantage la Savoie de la France, mais il n'aimait pas moins les sciences naturelles avec passion ; l'autre, [Bella] parti en 1814 de Grenoble avec une poignée de recrues, a eu l'honneur de culbuter les Autrichiens retranchés dans cette même grotte, et d'arriver le premier sur la place St-Léger [à Chambéry], mais il n'en était pas moins l'ami et le disciple ardent d'Albrecht Thaer, le père de l'agriculture moderne. »8 Le général Marchand le nomme Chef de Bataillon, et il est fait officier de la Légion d'Honneur par S.A.R. Monsieur le 20 novembre 1814. Il devient aide de camp du général Marchand en août 1815 peu après le retour de la Savoie dans le royaume de Piémont-Sardaigne.

Mais, Bella est considéré comme un fidèle de Napoléon et il préfère s'éloigner pour s'installer chez un oncle en Lorraine, alors sous domination allemande. Il y reste jusqu'en 1826, cultivant la propriété de son hôte, à Plaine-de-Valsh, non loin de Sarrebourg. devint directeur de la verrerie de Ritterwaken-Lorraine. C'est là que le retrouve, vers 1824, son ami Polonceau, chargé de construire un canal de la Marne au Rhin. Décidés à se tourner vers l'agriculture, ils rendent visite, en 1825, à leur voisin Mathieu de Dombasle afin d'étudier les réalisations de son Institut agricole.

Les deux amis veulent créer un institut comparable à celui de Roville, dans la région parisienne. Polonceau qui est ingénieur en chef du département de Seine-et-Oise, souhaite créer une association pour démontrer la possibilité, avec des capitaux assez importants, de transformer rapidement un domaine aux terres médiocres en exploitation modèle en utilisant les méthodes culturales les plus perfectionnées. Il veut, en outre, organiser sur le domaine un enseignement scientifique et pratique de l’agriculture. Bella est, lui aussi, partisan d’une agriculture utilisant un volume important de capitaux, permettant une amélioration rapide de la productivité des terres, alors que Dombasle, compte tenu de ses moyens limités, insiste, lui, sur la lenteur des améliorations possibles.

C’est l’agriculture des grandes exploitations modernes, à capital important, qui est ici concernée, et Polonceau obtient l’appui d'agriculteurs de la région parisienne, ainsi que celle de Charles X lui-même. « Une société groupant l’élite agricole de la région de Paris va se constituer, elle réunit les premiers capitaux désirés…».9 Bella accepte, à la demande du Conseil d'administration de prendre la direction du futur établissement. Le duc de Doudeauville, ministre de la Maison du Roi, soutient ce choix, bien que Bella soit demeuré fidèle à Napoléon et, le 24 juin 1826, Charles X acquiert le domaine de Grignon.

Afin de trouver le modèle d'établissement idéal, Bella décide d'entreprendre un voyage agronomique en Allemagne : « Lorsque MM. Les actionnaires de l'Institution agronomique de Grignon voulurent bien m'honorer de leur confiance en m'appelant à diriger cette institution, je sentis toute l'importance de la tâche que j'entreprenais, et la difficulté de créer, pour ainsi dire d'un seul jet, un établissement qui n'avait encore en France ni modèle ni antécédent. L'honorable M. de Dombasle, placé à l'extérieur de la France, gêné par une foule de circonstances locales, luttait de toute la force de son caractère et de son talent contre les obstacles d'un établissement naissant et l'insuffisance de son capital. Roville, comme institut agricole, était alors plutôt une espérance qu'un modèle.

Mais l'Allemagne abondait de ces établissements qui manquaient à notre patrie. Les princes et les particuliers réunissaient leurs efforts pour offrir aux cultivateurs des exemples de perfectionnement agricoles, à la jeunesse une nouvelle source d'activité et de richesse, et aux classes pauvres une instruction solide et une éducation morale ». 10

Il part du 15 juin au 12 septembre 1826 et rencontre en Allemagne, notamment Schwerz à Hohenheim (Wurtemberg), son ami Thaër à Mœglin (Prusse) et Cotta à Tharandt (Saxe), première école nationale des eaux et forêts en Europe, et visite en Belgique la colonie de bienfaisance de Wortel.11

Le 17 mars 1827, est constituée devant notaire, une société nommée Institution royale agronomique qui signe, le 27 mars, un bail de quarante ans avec le duc de Doudeauville. Le 23 mai 1827, le Roi signe l’ordonnance « portant autorisation sous la dénomination d’institution royale agronomique de la société anonyme fondée à Paris dans le but de convertir le domaine de Grignon en ferme-modèle ». Celle-ci doit appliquer une « culture perfectionnée et instructive » et « organiser un enseignement scientifique et pratique de l’agriculture ». Le domaine a une superficie de 467 hectares dont 291 clos de murs, et les conditions du bail sont extrêmement favorables.

La société de soixante-dix actionnaires décide de souscrire un capital de 600 000 francs, sous forme de 500 actions de 1 200 F., pour faire fonctionner l’école et l’exploitation agricole. L’utilisation de ce capital est ainsi précisée, une moitié doit être consacrée aux avances qu’exige la culture perfectionnée, la seconde à l’établissement de deux écoles : « l’une pour les élèves qui, ayant déjà reçu une première éducation viendront apprendre la théorie et les applications à la culture et aux arts divers qui s’y rattachent ; l’autre pour des enfants sans fortune, destinés à former des laboureurs instruits, de bons valets de ferme, des jardiniers et des bergers dignes de confiance ».12

La première partie du capital est souscrite immédiatement, parmi les soixante-dix souscripteurs figure un homme attaché à la Savoie, Matthieu Bonafous, le seul étranger, qui à ce titre siège au conseil d'administration. Son père, apprécié de Napoléon, proposa de créer entre l'Italie et la France des communications régulières et périodiques qui n'avaient jamais existé. Il obtint ainsi le monopole des messageries entre Chambéry et Turin. Matthieu fit ses études au collège de Chambéry notamment avec le savant Georges-Marie Raymond. Il se rendit quelques années après à Paris pour y fréquenter les cours du collège de France, de la Sorbonne et du Jardin des plantes.

A la mort de son père à Lyon au commencement de 1815, il hérita d'une importante fortune, et de la gestion des établissements industriels familiaux tant à Lyon qu'en Italie. Il se livre également à des études botaniques et les sciences agronomiques. Tout naturellement il choisit de favoriser la création de l'école de Grignon dont il connaît les promoteurs.

La deuxième partie du capital ne pouvait être encaissée qu'après accord du gouvernement, au vu des résultats obtenus. Cette autorisation fut donnée à la fin de 1830, mais la situation politique et économique ne permit d'y donner suite qu'en 1832. Malgré l'aide du roi Louis-Philippe qui souscrivit 40 000 francs, le capital ne fut jamais complété, ce qui gêna l'organisation de l'enseignement.

Sur les deux établissements prévus, seul l'établissement d’enseignement supérieur est installé, le deuxième ne verra jamais le jour. En effet, le centre pour les « enfants sans fortune » ne devait être organisé qu'après la réalisation des travaux d'amélioration, afin que l'enseignement pratique soit assuré dans de bonnes conditions, et c'est la deuxième tranche de capital qui devait être utilisée. La priorité est à la formation de niveau élevé pour répondre aux besoins des grands propriétaires et exploitants. (Voir textes ci-après)

Les premiers élèves entrent en 1828, ils ne sont que cinq, payant une pension de 100 francs par mois. Alors que les candidats deviennent plus nombreux, un premier programme est publié en 1831. Le fonctionnement ne devient normal qu’à partir de 1832 avec des études d’une durée de deux ans pour des élèves internes de plus de quinze ans et des élèves libres de plus de vingt ans, l'entrée se faisant sans condition de connaissances.

Auguste dirige jusqu'en 1856, son fils lui succède en 1856 à 1867.

Auguste meurt le 3 avril 1856. Auguste Bella était membre de la Société centrale d'agriculture de France et de la Société d'agriculture de Seine-et-Oise.

Louis François Bella

Louis-François Bella est né à Chambéry le 24 avril 1812, il y passe les premières années de son enfance, puis il fait ses études en Lorraine. Ses séjours dans les exploitations successivement dirigées par son père en Savoie, dans la Meurthe et en dernier lieu à Grignon, l'oriente vers l'agriculture et plus précisément l'enseignement de l'agriculture.

Il entre, en 1830, à l'Institut royal agronomique de Grignon, mais à cette époque, trois professeurs seulement sont attachés à l’École pour y faire des cours théoriques ; aussi, après deux ans de séjour à Grignon, François Bella se présente à l’École centrale des Arts-et-Manufactures, afin d'étudier d'une manière plus complète les sciences qui se rattachent à l'industrie agricole.

Ingénieur diplômé, il revient à Grignon pour y préparer les examens qui, le 14 avril 1836, le font élève diplômé de Grignon. Son père l'incite alors à effectuer un voyage d'études, de mai 1836 à fin 1837. Il débute par le Midi de la France, puis, se rend en Savoie. Il parcourt ensuite la Suisse, le Wurtemberg, la Bavière, l'Autriche, la Saxe et la Prusse, s'arrêtant et prolongeant son séjour dans les fabriques d'instruments d'agriculture et surtout dans les écoles agricoles, qui, déjà alors, existaient à Berne, à Stuttgart et à Moglin, en Prusse. Après avoir visité la Hollande, et l'Angleterre, il se rend en Belgique et termine son voyage par une visite à l’École d'agriculture de Roville.

Lorsque, vers la fin de 1837, François Bella revient à Grignon, son père, âgé de 60 ans, est fatigué. Il arrive donc à point pour le seconder ; le 15 janvier 1838, il est nommé inspecteur des travaux, titre correspondant à celui de sous-directeur de l'exploitation. La pratique agricole, érigée en cours, lui est attribuée le 14 mai 1838 ; on le charge également du cours de constructions rurales.

La chaire de professeur de principes raisonnés d'agriculture et d'économie rurale étant devenue vacante, François Bella en est nommé titulaire le 5 novembre 1840.

La loi du 3 octobre 1848 créant l'Institut national Agronomique à Versailles, relégue Grignon au rang d’École régionale d'agriculture ; l’État en prenant la direction. François Bella se présenter pour le cours d'économie sociale et agricole à l'INA, qu'il professait depuis sept ans à Grignon ; il échoue face à Léonce de Lavergne. Mais, son brillant examen le fait nommer directeur des études de l’École régionale de Grignon, lorsqu'en 1850, l'état de santé de son père oblige celui-ci à se retirer.

La disparition de l'Institut national de Versailles, avec la proclamation de l'Empire, place au premier plan l’École d'agriculture de Grignon, ce qui permet à François Bella, devenu son directeur, de donner plus de développement que par le passé aux cours professés ; les six professeurs titulaires furent secondés par autant de répétiteurs. Des conférenciers pris en dehors de l’École furent chargés d'enseigner aux élèves les spécialités agricoles qui ne figuraient pas au programme ; enfin, on agrandit le champ d'expérience réservé aux élèves.

François Bella, est nommé en juin 1851, rapporteur d'une commission envoyée en Angleterre par le comice de Seine-et-Oise, pour en étudier l'agriculture. Il publie un rapport de grande qualité, dont Pierre Tochon affirme qu’il s’agit de « la plus magistrale de ses œuvres ».

Après la mort de son père, il le remplace comme membre de la Société nationale d'agriculture de France. C'est également en 1856 qu'il reçoit la croix de chevalier de la Légion d'honneur ; il sera promu officier en 1863.

L’École régionale d'agriculture de Grignon continuait à prospérer, lorsque, en 1867, le bail de 40 ans passé en 1826 à la Société agronomique prenant fin, l'on doit procéder à la liquidation de son capital d'exploitation.

Cette liquidation se passe dans les meilleures conditions, et François Bella reçoit des éloges du conseil d'administration de la Société agronomique, ainsi que de la presse agricole.

L’État reprend possession du domaine de Grignon, en automne 1867, avec le projet d'améliorer l'enseignement théorique et d'apporter des modifications radicales à l'enseignement pratique. Le château et le petit parc de Grignon, d'une superficie de 90 hectares, sont attribués à l’École ; le surplus du domaine est loué à un fermier. Il était évident qu'en donnant plus d'importance que par le passé aux cours théoriques et en réduisant à de si faibles proportions les opérations pratiques, on avait en vue la transformation de l’École régionale en École supérieure d'agriculture.

François Bella s'inquiète du fait que le projet n'attache qu'une importance tout-à-fait secondaire à la pratique. Il s'en explique dans un article publié en 1868 dans le Bulletin de l'Association des anciens Élèves de Grignon.

« Sans doute, la petite ferme, celle dans laquelle les élèves s'exerçaient au maniement des instruments et aux diverses opérations de la culture, a reçu une notable augmentation ; elle présente des échantillons de bois, de prés, de terres arables ; elle est munie d'un potager, d'une pépinière et d'une école de botanique agricole et forestière ; mais de quel poids ce maigre attirail pèse-t-il en trop dans la balance, quand on le compare au vaste champ d'études et d'observations qu'offrait incessamment aux jeunes gens le magnifique domaine de la Société agronomique ? Par leur participation directe à tous les services de la ferme, par les nombreux rapports qui leur étaient demandés, par leur présence aux délibérations et aux conférences qui précédaient la fixation des travaux, les élèves s'associaient, pour ainsi dire, à la direction de l'exploitation ; ils en pénétraient le mécanisme dans ses moindres détails et en vérifiaient les résultats par le libre examen de la comptabilité. Il y avait donc là tous les éléments d'un excellent examen pratique dont la possession et la jouissance étaient assurées à l'école, par les clauses mêmes du bail et par la stipulation en vertu de laquelle la direction de l’École et celle des cultures de la Société agronomique devaient se trouver réunies dans une seule et même main. Le faisceau est rompu : la ferme et l'école vivent en fait et en droit dans un complet isolement l'une de l'autre, et, à moins que de nouveaux arrangements ne viennent rétablir l'ancienne harmonie, il est permis, sans désespérer de l'avenir, de regretter le passé ».

Découragé, François Bella demande au ministre l'autorisation de faire valoir ses droits à la retraite. Une année après sa demande, en octobre 1860, il est admis à la retraite, en recevant le titre de directeur honoraire.

Toujours actif, il accepte de faire partie du Conseil d'administration de la Cie générale des Omnibus de Paris. Il y est chargé de la direction du matériel roulant et des fermes que la Compagnie exploitait dans l'intérêt du service de sa cavalerie.

Malade, après une chute, François Bella reprend ses occupations début 1882, mais, il décède soudainement le 4 juillet.

Michel Boulet

décembre 2020

 

Albert ALBRIER ; « Les naturalisés de Savoie en France, de 1814 à 1848 ». Mémoires et Documents de la Société savoisienne d'Histoire et d'Archéologie, 1878, p. 245-454.

COLAS, A. et COLAS, J. « Auguste Bella ». Cahiers des Ingénieurs agronomes, n°306, mai 1976, p. 11-15.

Léon Der KHATCHADOURIAN,. « L'école nationale supérieure agronomique de Grignon ». Regards sur la France, n° 19-20, octobre-décembre 1963, n° spécial « L'enseignement supérieur agronomique en France », p. 91-108.

M. POMMIER. « Éloge de Joseph-Marie-Auguste Bella ». Société d'agriculture de Paris. Mémoires d'agriculture, d'économie rurale et domestique, 1856, p. 112-141.

Pierre TOCHON. Nécrologie ; M. Louis-François Bella, et ses travaux. Chambéry, imp. Ménard, 1882, 45 p.

1 ALBRIER, Albert. Les naturalisés de Savoie en France de 1814 à 1848. Chambéry, impr. D'A. Bottero, 1878, 224 p. ; p ; 322-324.

2 ADS. L.1581.

3 Idem, souligné dans le texte.

4 SAUSSAY, 1804. Statistique du département du Mont-Blanc, Paris, an IX, 125 p. ; p. 39

5 PALLUEL, Joseph, an XIII (1804 et 1805). Annuaire statistique du département du Mont-Blanc pour l’an XIII. Chambéry, Imp. Cléaz et Gorrin, 2e partie, p. 119-121.

6 ALBRIER, Albert. Les naturalisés de Savoie en France … op. cit., p. 78.

7 KHATCHADOURIAN, Léon Der. « L'école nationale supérieure agronomique de Grignon ». Regards sur la France, n° 19-20, octobre-décembre 1963, n° spécial « L'enseignement supérieur agronomique en France », p. 91-108.

8 Lettre d’Auguste Bella publiée dans Bulletin annuel de la SCA, 1ère et 2e années, 1858.

9 GUICHERD, Jean. « L’École Nationale d’Agriculture de Grignon », In : Association Amicale des Anciens Élèves de Grignon. Un siècle d’enseignement agricole - Centenaire de Grignon. Saumur, Imp. Rolland. 1926. 272 p. et 151 p., I, p.7-21 ; p.8.

10 BELLA, Auguste. « Extrait d'un voyage agronomique en Allemagne, en 1826. » Annales agricoles de Roville ou mélanges d'agriculture, d'économie rurale et de législation agricoles par C.-J.-A. Mathieu de Dombasle. 4e livraison, 1828. Paris, chez Mme Huzard. p. 116-155 ; p. 116.

11 BRETIGNIÉRE, L. et RISCH, L. - Histoire de Grignon - Grignon : École Nationale d'Agriculture, 1910, 244 p. + annexes ; p.103.

12 Idem p.105.

 

Texte Jean-Baptiste Bella

Société libre d'agriculture du département du Mont Blanc

Projet d'école d'agriculture déposé en 1798

Lettre de Bella, Marin et Marcoz [s. d.], sollicités par l'administration du département du Mont-Blanc en réponse à la lettre du ministre du 3 floréal an 6.

Les auteurs estiment que pour que la société soit efficace sur le plan pratique « il faut que le gouvernement mette à disposition de la société un domaine national » pour former « une école d'agriculture ».

Pour fonctionner cet établissement devrait disposer de :

  • un « démonstrateur en agriculture », directeur

  • un chef laboureur plus les gens nécessaires « sous la main »

  • un pépiniériste

  • un chef vigneron plus des élèves pour le travail

  • un chef jardinier plus des élèves pour le travail

  • un chef bouvier pour apprendre les meilleures manières d'élever et soigner des bestiaux

  • un chef palefrenier pour l'éducation des jeunes chevaux au travail agricole

  • un chef pour traiter les vaches et apprendre les meilleures manières de tirer parti des laitages.

  • un secrétaire résidant sur les lieux pour « tenir les comptes exacts des dépenses et produits de chaque pièce de terre afin d'en connaître parfaitement le rapport, associer des spéculations fondées et donner au public des connaissances sur le traitement général des terres ».

Le domaine devrait comprendre : prés, champs, vignes, bois, taillis, montagne à chalet, avec les bâtiments nécessaires à l'exploitation.

Il faudrait avoir un domaine de 200 journaux soit 60 ha, affermés pour 18 ans. Il pourrait y avoir :

  • 30 ha en grains

  • 18 ha en prairies artificielles

  • 4,5 ha en vignes

  • 60 ares en jardin

  • 3 ha en pépinière d'arbres et de vignes

  • 3 ha 90 en bois.

Les 25 élèves, de 16 à 17 ans, seront suffisants pour le travail du domaine avec les 7 chefs, ce qui représente donc 32 personnes à nourrir.

La société sera composée de 12 membres actifs se répartissant la surveillance de l'établissement et les opérations sur le domaine.

Le domaine pourrait être celui de Morand Monfort à la Motte.

Selon les calculs réalisés par les auteurs les recettes d'un tel domaine seraient de 22 277 livres par an pour des dépenses de 18 847 livres. Les auteurs argumentent sur le fait que le domaine acquerrait au bénéfice de la République une valeur triple de l'actuel en 6 ans.

En outre, « il sera, nous le savons, très démontré que le gouvernement aura multiplié à l'infini les connaissances parmi les agriculteurs par rapport au nombre d'élèves que l'on aura formés et qui porteront chez eux les connaissances qu'ils auront acquises : ce sera alors que le gouvernement se félicitera d'avoir introduit le vrai germe des richesses et du bonheur et qu'il ne craindra plus de demander aux habitants tous les secours qui pourraient lui être nécessaires, parce qu'il sera assuré qu'ils pourront supporter la demande sans crainte de se voir enlever les fonds nécessaires à leur culture. »

Si la société n'a pas ce domaine elle sera moins efficace car « une très grande partie des agriculteurs ne sachant lire, ne verrait pas les mémoires instructifs que pourrait donner la société dont les membres ne seraient eux-mêmes, pour la plupart, que des théoriciens dont les plus beaux écrits n'opéreraient pas en 100 ans le bien que peut espérer en 10 ans une agriculture pratiquée sous les yeux d'une des plus grandes communes du département, l'une des plus peuplées et pourvues d'agriculteurs assez riches pour exécuter d'abord sur leurs propres fonds toutes les améliorations dont ils auraient l'exemple sous les yeux ».

En conclusion les trois personnes indique : « telles sont les vues des soussignés ; dans le cas où les moyens qu'ils proposent ne seraient pas suffisants, même pour assurer la comptabilité : ils invitent le citoyen ministre à leur faire passer ses déterminations et ils s'y conformeront ».

De l'instruction agricole, de la théorie et de la pratique. 1843

Par M. A. BELLA , directeur.

L'esprit public en France devient chaque jour plus positif ; de tous côtés on cherche à descendre des hautes régions scientifiques où l'on s'est placé trop exclusivement, peut-être, et où l'on est resté trop longtemps. Partout on s'efforce de se placer au point de vue pratique des choses, et cette tendance qui, je crois, est un des signes les plus caractéristiques de notre époque, et qui contribuera le plus puissamment à l'élévation de notre pays, se fait sentir dans l'agriculture plus que dans toute autre science industrielle. Aussi, dans tous les instituts agricoles qui se sont successivement fondés en France, on n'a nullement suivi les errements qui avaient été tracés par les établissements du même genre fondés précédemment en Allemagne. On a senti chez nous qu'il n'est pas suffisant de fournir, aux jeunes hommes qui se destinent à la carrière agricole, des théories souvent fort spéculatives, et de leur donner l'habitude des abstractions, quitte à leur laisser compléter et rectifier cette instruction ébauchée, par des voyages et par le séjour dans des exploitations rurales. On a senti qu'il n'y avait aucune raison valable pour laisser dépenser d'une manière inutile, et à la manière des étudiants des universités allemandes, une grande partie du temps que ces jeunes hommes pourraient consacrer à l'étude de l'art agricole. Les Allemands, en effet, ne vont chercher dans les instituts agricoles, que l'enseignement des théories scientifiques ; nulle part on ne trouve d'organisation sérieuse de l'instruction pratique ; les études, qui durent à peine une année, abordent de plain-pied l'agronomie et les sciences d'application.

En France, au contraire, il y a une préférence très marquée pour l'instruction que l'on peut prendre spontanément par la vue de l'exploitation, et défiance de celle que peut donner un enseignement méthodique. On craint la théorie comme une cause de ruine, et on pousse si loin aujourd'hui cette prédilection pour la pratique, qu'on entend consacrer plusieurs années du temps des élèves presque exclusivement aux travaux
manuels, comme préparation à l'enseignement théorique. Tel est du moins le plan d'instruction projeté pour la ferme-école de la Saulsaie dans les Dombes, département de l'Ain.

Sans aucun doute, cette prédilection pour la pratique comporte d'excellentes choses et donne de précieuses garanties au pays, puisque les théories ne sont rien, ou, pour mieux dire, sont nuisibles, si elles ne peuvent se traduire en applications utiles et profitables. Plus que personne, d'ailleurs, je suis convaincu que M. de Nivière, l'auteur du projet auquel je viens de faire allusion, a bien mérité de son pays en se plaçant au centre d'une localité qu'il arrachera bien certainement à l'insalubrité et à la pauvreté. Mais il faut craindre, en poursuivant un but louable, comme celui de former des praticiens, d'arriver à l'exagération d'une bonne chose ; il faut craindre, en fuyant l'abus de théories qui ont produit de fâcheux effets, de tomber dans un excès contraire, et, avant de repousser la théorie pour livrer des apprentis-chefs d'exploitation, exclusivement à la pratique, pendant les premières années qu'ils doivent passer à l'école, il importe de s'appliquer à bien analyser, à bien définir ce que l'on condamne sous le nom de théorie et ce que l'on prône sous celui de pratique.

Qu'on y prenne garde : il y a un penchant sur lequel il est bien difficile de ne pas se laisser glisser : c'est celui des prédilections momentanées du public que de simples mots suffisent quelque fois à aveugler, et que les seuls amis du pays ne flattent pas, mais s'appliquent à éclairer, quelque pénible que soit souvent cette tâche.

Pourquoi la théorie de l'agriculture a-t-elle un si mauvais renom ? Parce que des hommes honorables, séduits par ce qu'ils avaient lu dans les auteurs, ou vu dans les pays étrangers, se sont dit : « Mes terres donnent des récoltes de 8 à 10 hectolitres de froment par hectare, et encore, après ce chétif produit, se reposent-elles improductivement. En Angleterre, en Allemagne, en Flandre on obtient 20 hectolitres de froment, et la terre produit toujours. Je puis donc tripler mes revenus, et donner un exemple qui triplera les ressources de la France. Si mes fermiers peuvent faire quelques profits en récoltant si peu, quels ne seront pas mes bénéfices, à moi, qui récolterai beaucoup. Vite supprimons la stérile jachère ; prenons des instruments et un assolement perfectionnés ; semons le trèfle et le colza, etc. »

Mais comme ces hommes n'avaient pris aucune garde à la différence du climat, du terrain, du commerce des localités, de la main-d'œuvre disponible, de la valeur de cette main-d'œuvre relativement à la terre, et du service des capitaux, il arrivait, la plupart du temps, que les améliorations qu'ils avaient méditées étaient inapplicables ou inefficaces ; ou bien, ils avaient mal calculé la quantité de capitaux qui devait être nécessaire pour mener à fin leur entreprise, et ils se trouvaient dans la position d'un manufacturier qui consacre toutes ses ressources à bâtir une usine, à la garnir de bonnes machines, et qui, n'ayant plus rien pour payer les matières premières, ainsi que les ouvriers, est obligé de vendre à vil prix ce qui lui a coûté fort cher à organiser.

Mais, de bon compte, ces revers, qui malheureusement ont été fort nombreux et ont effrayé le public agricole, sont-ils la faute de la théorie ? de la théorie incomplète et fautive que ces hommes zélés et entreprenants s'étaient faite, oui ; mais d'une bonne théorie, non. D'ailleurs, il faut bien le reconnaître, la pratique a eu sa large part à ces revers ; car, habituellement, ceux qui ont voulu transporter en France la culture dite perfectionnée, ont été chercher des chefs-valets, de bons praticiens, en Flandre, en Suisse, en Allemagne, en Écosse, partout enfin où l'agriculture passait pour la plus perfectionnée, et ils n'ont pas mieux réussi pour cela. Pouvait il en être autrement ? Je dis que non ; car rien n'est absolu en agriculture ; ce qui est bon dans une localité, n'y est bon que relativement au climat, au terrain et à une foule de circonstances économiques qui sont excessivement variables d'un endroit à un autre. Un ouvrier qui a été formé par l'exemple, ou par la force même des choses, aux pratiques qui conviennent spécialement à une localité, et qui n'a pas étudié les causes qui font que ces pratiques y sont bonnes, ni les effets que produiraient des causes différentes, ne peut donc modifier ses pratiques comme il conviendrait, quand il change de pays.

Mais arrivons à la distinction qui existe entre la pratique et la théorie ; tâchons de trouver de l'une et de l'autre une définition rationnelle ; cela nous aidera sans aucun doute à traiter la question si importante de l'instruction pratique.

Théorie, en français, c'est la science, la connaissance des lois et des faits. Pratique, c'est la mise à exécution, la reproduction de ces faits. Dire qu'un cultivateur est bon théoricien, c'est donc dire qu'il connaît parfaitement les faits qui ont rapport à l'agriculture. .

Or, que je sache, ce n'est pas une chose à dédaigner que cette connaissance, et ce n'est pas un mauvais compliment à faire d'un homme, que de dire de lui qu'il possède la théorie de son métier. D'où vient donc que, dans le public agricole, on se figure que les praticiens seuls connaissent les faits ? Je prends pour preuve de ce préjugé cette phrase du rapport de M. de Nivière à M. le ministre de l'agriculture : « Or, dans la production des champs, il n'en est pas comme dans la production manufacturière, où les faits se produisent avec rapidité : tandis qu'un coup de lime aura suffi pour faire marcher une machine en sens différent, un seul fait agricole aura demandé dix mois pour son entier accomplissement. Tandis que, dans l'industrie manufacturière, qui fabrique à couvert, le travail de la semaine pourra être distribué le lundi, le travail agricole, soumis à tous les accidents d'une température variable, aura dû changer, non-seulement plusieurs fois par semaine, mais plusieurs fois par jour : autre aura dû être la manière d'employer les animaux, les instruments, les ouvriers, par un temps sec, autre dans un temps humide ; et ces circonstances si variées, auxquelles doit obéir et savoir faire obéir un chef de culture, se présentent à chaque instant. Ne sont-ce pas là des motifs puissants pour introduire dans le haut enseignement agricole les études pratiques jugées si indispensables en industrie ? »

C'est dire clairement, ce me semble, que la connaissance de ces faits, des variations atmosphériques et de leurs résultats sur une exploitation, n'est pas du ressort de la théorie, et pourtant ces circonstances si variées, auxquelles doit obéir le cultivateur, sont précisément les premiers éléments de toute bonne théorie agricole !Je sais bien que les auteurs qui ont écrit sur l'agriculture ont souvent omis de noter ces variations de circonstances, et qu'en général on a la manie d'englober dans la pratique tout ce dont les livres ne se sont pas encore emparés ; tandis que tout ce qui est imprimé, fût-ce un détail d'exécution, est regardé comme théorie. Mais les erreurs des écrivains ne peuvent avoir force de loi ; elles ne peuvent motiver en aucune manière l'acception fausse que l'on donne à ces deux expressions. Ces erreurs ne peuvent faire, que des manœuvres telles que les semis, les labours, les hersages qui donnent lieu à des combinaisons difficiles et qui sont tout à fait analogues à celles de l'artillerie, par exemple, soient de la théorie pour un officier et seulement de la pratique pour un laboureur. Jusqu'à présent on ne s'est pas donné la peine d'analyser ces travaux pratiques et de donner une méthode raisonnée de les exécuter.

On le comprend : il faut sortir de ces confusions ; il faut appliquer à l'agriculture la langue française telle qu'elle est admise partout ; il faut que la théorie agricole soit aux yeux de tous la constatation des faits, la connaissance des causes et de leurs effets, et par conséquent la science des moyens de reproduire ces effets dans diverses circonstances ; de même que la pratique doit consister dans la mise en action de ces moyens. Cette définition, qui prouve l'injustice de la préférence qu'on accorde à la pratique sur la théorie, suffit à elle seule pour montrer combien serait préjudiciable une instruction agricole qui, comme celle projetée dans ces derniers temps, ne consisterait, pendant les premières années, qu'en exercices manuels, et baserait ensuite l'enseignement théorique sur les fruits qu'auraient pu produire ces exercices.

Le déploiement des forces musculaires, quand on ne connaît pas les causes qui rendent leur emploi utile ou nécessaire, quand on ne cherche pas à étudier les effets que ces forces produiraient dans diverses circonstances, c'est-à-dire quand on ne remonte pas à la théorie, ne peut apporter que de bien faibles lumières aux travailleurs. Je dis plus : c'est que les faits qu'ils peuvent observer, si tant est qu'ils sachent voir et observer avant que le cercle de leurs idées ait été élargi par la théorie, risquent de les tromper.

L'agriculture, en effet, plus, peut-être, que tout autre art, exige le concours de causes nombreuses pour fournir un résultat, et rien n'est plus facile, quand on ne connaît pas l'ensemble de ces causes, que de se méprendre sur celles qui ont le plus contribué à l'effet observé. Sans doute un homme doué d'un esprit juste et de l'esprit d'observation, s'il se place successivement dans des circonstances très diverses, pourra, avec le temps, démêler le vrai du faux et interpréter sagement les faits ; mais pourquoi le priver de l'aide de ses devanciers ? pourquoi ne pas porter de suite à sa connaissance les faits connus, les causes découvertes et constatées par des expériences qu'il peut vérifier et reproduire ? C'est perdre, comme à plaisir, un temps précieux et compromettre pendant longtemps le résultat qu'on veut obtenir.

D'ailleurs, en agissant ainsi, on détruit tout l'intérêt qui soutient le travail manuel, quand il n'a pas pour mobile l'appât du gain. Ôter cet intérêt à des jeunes gens possédant déjà des connaissances, et que l'on veut chercher jusqu'à l'école polytechnique, c'est les réduire au rôle de machines, quand on pourrait leur proposer un travail plus noble, celui de l'intelligence ; c'est leur demander une abnégation de réflexion à laquelle notre jeune France ne saura jamais s'assujettir. Ne doit-on pas craindre aussi qu'en occupant d'une manière si exclusive et non raisonnée par la théorie, à des travaux, même parfaitement appropriés à une localité exceptionnelle, des jeunes gens appelés à cultiver dans des localités différentes, on ne leur donne une dangereuse prédilection pour les méthodes exceptionnelles dont ils auront l'habitude ? Qu'on y prenne garde : le demi-savoir et même la demi-science ont aussi leurs préférences irréfléchies, préférences qui sont tout aussi dangereuses, si ce n'est plus, que celles de la routine. La routine est ce que la force des choses et les années l'ont faite ; elle cherche peu à s'élever au-dessus de son ornière et ne risque pas, par conséquent, de faire des chutes graves. Il n'en est pas de même du demi-savoir, qui est habituellement confiant en lui-même et ambitieux. Sans doute un homme intelligent peut être exercé avec fruit et intérêt à tous les travaux manuels de l'agriculture, parce que, toujours et en toutes choses, il y a instruction à acquérir ; il faut même indispensablement qu'il s'exerce s'il veut devenir homme d'exécution ; mais c'est pendant un temps limité et qui dépend de son aptitude particulière. Aussitôt qu'il aura parfaitement compris et qu'il sera parvenu à obtenir facilement l'effet désiré, il faut l'arrêter et le livrer à d'autres exercices, à d'autres réflexions. Le temps pendant lequel on peut exercer à des travaux manuels des élèves agriculteurs avec avantage pour eux, dépend aussi de la manière dont ils auront été préparés à ces travaux, du soin qu'on aura pris de leur faire comprendre les conditions les plus favorables, les obstacles à éviter et les moyens à employer pour exécuter avec la plus grande économie de force et de temps, en même temps qu'avec la plus grande perfection. Or, si je ne me trompe, c'est bien avoir recours à la connaissance des faits, c'est-à-dire à la théorie.
« N'enseigner les sciences théoriques agricoles que lorsque les élèves y auront été préparés par la pratique » serait donc une faute. Former cette pratique de travaux manuels sans substitution de travailleurs, c'est-à-dire de travaux continués toujours jusqu'à la fatigue, quels que soient l'utilité et l'intérêt de cette fatigue ; vouloir enfin que jamais le nombre des élèves n'excède la somme de travail à accomplir, c'est vouloir une chose impraticable avec des hommes intelligents destinés à faire des chefs d'exploitation; c'est poser l'instruction agricole sur des bases qu'il faudra, tôt ou tard, et forcément abandonner.

Que l'on se figure donc bien que la pratique qui convient pour former un chef d'exploitation n'est pas celle qu'il faudrait donner à un chef d'attelage ou de main-d'œuvre. Il faut que celui qui sera maître sache exécuter ; il faut qu'il connaisse jusqu'au moindre détail d'exécution pour pouvoir commander et former ses gens ; mais on ne peut, on ne doit pas procéder avec lui comme s'il était un ignorant. En agriculture, comme dans tous autres arts, ceux du mécanicien, de l'irrigateur ou du mineur par exemple, l'habileté pratique pour l'homme qui n'a pu étudier et qui doit procéder par tâtonnements, exige souvent de longues années d'exercice, tandis qu'elle arrive beaucoup plus tôt à celui qui peut s'aider de la science pour résoudre à priori les problèmes que présentent même les opérations les plus simples en apparence. En un mot, si le chef de culture, comme tous les hommes qui dirigent les ouvriers dans des opérations complexes, a besoin de connaître les moindres détails d'exécution, pas plus que l'ingénieur ou l'officier du génie, il n'a besoin de ces mains calleuses et de cette habitude acquises au prix de la fatigue (habitude qui du reste se perdrait bien vite faute d'exercice, et qui est nécessaire pour manier la pioche et rouler la brouette).

Je conclus donc, que cette défiance générale des théories agricoles, quelque sages et basées qu'elles soient sur des faits bien constatés, que cette prédilection pour la pratique, quelque insuffisante qu'elle soit, proviennent d'une idée fausse, et sont un excès aussi dangereux que celui qui, dans le temps, a fait admettre bien des théories fausses et absolues.

Je conclus encore que, dans un institut agricole, l'enseignement théorique doit toujours marcher de front avec la pratique manuelle, ou même la précéder, parce que le raisonnement peut seul rendre l'exécution intelligente et observatrice, et que, d'un autre côté, il ressort toujours des exercices pratiques des observations qui viennent éclairer la théorie et la graver dans la mémoire : aussi, n'est-ce pas seulement le travail manuel et le travail des attelages que j'entends ici par cette pratique qui doit marcher de front avec la théorie ; c'est encore l'emploi des élèves comme aides et surveillants actifs dans toutes les branches de l'exploitation, emploi qui les initie à tous les détails d'une ferme, à la connaissance des hommes et des affaires.

Il faut enfin que, en sortant des cours, les élèves trouvent partout à faire l'application des préceptes qu'ils viennent d'entendre professer, et que partout, dans la pratique, ils rencontrent des faits qui leur fassent désirer les explications et les nouvelles leçons du professeur.

Tel est, à mon avis, le seul moyen de former promptement, et sans trop grande dépense, des hommes capables de concevoir et de mettre à exécution, jusque dans leurs moindres détails, de sages entreprises agricoles, et de fournir en grand nombre les hommes utiles que réclame l'intérêt du pays.

Ce moyen que le raisonnement indique, l'expérience en a depuis plusieurs années démontré l'efficacité.

Annales de l'Institution royale agronomique de Grignon. Onzième livraison. Paris, Librairie de Mme Vve Bouchard-Huzard, 1843, p. 59-73

Organisation de l'enseignement agricole :

la science agricole, la ferme expérimentale, le haut enseignement des instituts agricoles et l'enseignement des fermes modèles ; modifications apportées à la durée des cours de Grignon. 1846

Par M. A. Bella, directeur

Les questions d'enseignement agricole ont pris, depuis quelque temps, une importance nouvelle ; de tous côtés on demande la prompte organisation de l'agriculture, et on comprend que l'enseignement est une des bases essentielles de cette organisation .

Malheureusement on n'est nullement d'accord sur la meilleure manière de répandre l'enseignement, et les discussions qui se sont élevées dans le sein des congrès n'ont guère servi, jusqu'à présent, qu'à montrer combien est grande l'antipathie de la plupart des cultivateurs contre ce qu'ils appellent l'enseignement agricole.

Il faut reconnaître que cette aversion n'a pas toujours été dénuée de motifs ; il est positif que de graves mécomptes ont été provoqués par des inductions scientifiques ; mais est-ce bien une raison suffisante pour repousser l'enseignement scientifique de l'agriculture et pour demander à la seule observation, à la seule pratique d'une exploitation, les connaissances qui doivent faire progresser l'agriculture et répandre, dans la majeure partie du pays, les lumières, les pratiques et les capitaux dont jouissent quelques localités exceptionnellement favorisées ?

De ce que d'assez nombreux industriels sortis de l'école polytechnique, trompés, eux aussi, par des inductions scientifiques, ont mal réussi, de ce que de nombreux avocats aident à des esprits processifs à perdre des procès, de ce que quelques médecins tuent leurs malades, faudrait-il donc conclure que les écoles polytechniques que celles de droit et de médecine sont plus nuisibles qu’utiles et qu'il faut les supprimer ?

Il est impossible, ce nous semble, que le bon sens des cultivateurs ne les fasse pas revenir de pareilles idées ; il est impossible qu'ils ne comprennent pas que les revers dont ils arguent ne sauraient être attribués à la science et sont dus, au contraire, à l'insuffisance des connaissances de ceux qui se sont ruinés. Il est, d'ailleurs, un fait qu'ils connaissent tout comme nous ; c'est que, si on cite les nombreux revers d'hommes qui ont fréquenté des écoles d'agriculture et consulté des livres, on pourrait citer aussi beaucoup de cultivateurs praticiens qui, forcés de changer de pays ou simplement de canton, ont fait de fort mauvaises affaires.

Ils savent fort bien enfin qu'il sort, chaque année, des instituts, des fruits secs repoussés comme incapables et dont ces écoles ne peuvent assumer la responsabilité, et que, pourtant, la majorité des élèves sortis depuis quinze années a réussi, que beaucoup même ont mérité, par leur savoir, l'attention et l'estime de leurs concitoyens.

Du reste, le congrès central de 1846 a montré que les idées qu'on s'était faites sur l'enseignement agricole ont fait un grand progrès. On n'y a plus dit que la science est dangereuse et qu'il faut la proscrire ; tout au contraire, elle a été chaleureusement invoquée ; mais on est tombé dans un autre excès : on a déclaré que la science agricole n'a jamais existé et qu'elle reste à créer.

Sans doute, si on entend que la science agricole doit s'exprimer, se représenter par une formule quasi mathématique, comme cela a été avancé, nous devons le reconnaître, la science agricole n'existe pas, et nous ajouterons qu'elle n'existera jamais ; mais, si on admet son analogie avec les sciences naturelles, qui sont des sciences d'observation, telles que la médecine, on a complètement tort.

C'est commettre une grande erreur que de dire que les faits agricoles sont peu nombreux, que depuis longtemps ils sont connus, et qu'on n'en sait rien tirer que des revers et des déceptions, parce que l'on ne daigne pas s'occuper de les relier entre eux d'une manière scientifique.

Le nombre des faits agricoles est immense ; pour s'en convaincre, il suffit de rechercher, par un calcul de séries, le nombre de combinaisons diverses que l'on peut obtenir avec tous les éléments qui produisent ces faits agricoles : éléments chimiques du sol et du sous-sol, éléments physiques du climat, éléments économiques et commerciaux, éléments de physiologie végétale et animale !

C'est précisément parce qu'on n'a pas prévu cette complexité immense, que, avec toute l'imprudence du demi-savoir, on a conclu des analogies impossibles et marché à tant de défaites. Mais le temps de ces mauvaises théories est passé ; les hommes qui s'occupent de science agricole, comme ceux qui s'occupent d'autres sciences, savent que l'observation, la constatation et la classification des faits doivent toujours former la base essentielle et toujours utile de la science. Une grande quantité de faits agricoles ont ainsi été étudiés et reproduits. Ces faits sont quelquefois des revers, d'autres fois des succès ; mais ils n'en constituent pas moins, pour ceux qui les connaissent, le savoir, la prudence, la sagesse ; et, sous ce rapport, nous devons le répéter, la vraie et bonne science a commencé à exister.

Sans doute, la science n'est pas complète encore ; son champ est trop vaste pour avoir pu être entièrement défriché ; mais où est aujourd'hui la science qui peut se dire arrivée à son apogée ?

Ce qu'il y a de plus malheureux à dire de la science agricole, c'est que ceux qui s'en vont à travers champs travaillant pour elle, quêtant les faits et apprenant à les reproduire à leur gré, n'ont guère le temps d'écrire autrement que sur le sol, de sorte que leurs œuvres restent ignorées de ceux qui ne veulent voir et étudier le mouvement de cette science autre part que dans les livres.

Les conséquences de ce nouveau préjugé n'ont pas tardé à se faire sentir : on a réclamé un grand établissement expérimental placé aux portes de Paris. Nous sommes loin de vouloir établir l'inutilité de cette mesure : plus on étudiera, plus on expérimentera, mieux ce sera ; d'ailleurs nous apprécions aussi bien que personne tout ce que des hommes comme M. Boussingault, placés à la tête d'un établissement de ce genre, pourraient rendre de services à la science ; nous voulons montrer seulement que, par sa nature et sa position mêmes, cette ferme expérimentale ne pourrait atteindre, à grands frais, qu'une très faible partie du but qu'on se propose.

En effet, comme nous le disions plus haut, les faits agricoles ne se produisent que sous l'influence de causes extrêmement diverses et dissemblables ; la moindre différence dans le climat, dans le terrain, dans l'espèce des plantes ou des animaux, peut occasionner des divergences notables. Il s'ensuit que les résultats d'expériences accomplies dans un sol et sous un climat donnés, avec certaines plantes et certaines races, ne sont que rarement concluants pour d'autres localités et pour d'autres éléments. S'agit-il, par exemple, de comparer entre elles nos diverses céréales, de rechercher la quantité d'engrais nécessaire pour produire 100 kil. de grain ; c'est, sans doute, l'un des points les plus intéressants de la science agricole : on sera arrêté dans les conséquences à tirer des recherches faites dans l'établissement d'expérimentation, par ce fait, aujourd'hui incontestable, que, parmi nos céréales, il en est qui conviennent mieux à certains terrains et à certains climats ; que d'autres conviennent mieux en même temps aux climats froids et aux climats chauds ; que celles-ci sont plus rustiques, résistent mieux aux mauvaises conditions qui leur sont faites par les cultivateurs, tandis que celles-là donnent de meilleurs résultats comparativement quand on les place dans d'heureuses circonstances, de sorte qu'il faudra plus d'engrais pour produire 100 kil. de grain dans un sol que dans un autre, sous le climat de Paris que sous tel autre, avec telle plante qu'avec telle autre, dans une certaine condition donnée, tandis qu'ailleurs le résultat serait complètement inverse.

S'agit- il de déterminer la valeur nutritive et l'utilité de ces divers engrais dont le congrès s'est si justement préoccupé ? on sera également empêché, parce qu'il est incontestable que cette valeur nutritive varie suivant les terrains et les récoltes, suivant la nature, l'âge et même la race de bestiaux qui ont fourni les engrais animaux et aussi suivant la qualité des aliments consommés : or cette qualité dépend de la composition chimique du sol, de son degré de fécondité, de la proximité de la mer, de l'altitude, de la quantité de jours couverts et de l'intensité des rayons solaires.

Il n'est peut-être pas une seule question qui puisse être résolue complètement par la science agricole dans une seule contrée , dans un seul établissement.

D'ailleurs, ce serait une grande erreur que de croire que la science de l'agriculture n'a besoin, pour se compléter, que de faits physiologiques du genre de ceux dont nous venons de parler ; il en est qui lui importent bien davantage encore et qui sont d'un tout autre ordre : ce sont les faits économiques. Dans quelles conditions commerciales et économiques conviennent telles productions agricoles ? dans quelles circonstances économiques et commerciales conviennent tels systèmes culturaux ? dans quelles conditions de richesse publique et particulière convient-il d'adopter telles méthodes ? dans quelles limites l'amélioration de la terre est-elle avantageuse ? quels capitaux sont nécessaires pour telles entreprises ? Voilà des questions qui, nous le répétons sans crainte d'être démenti, doivent préoccuper le cultivateur à un bien plus haut point que la valeur des engrais et l'agronomométrie, et auxquelles il serait impossible de répondre dans un établissement expérimental.

Il faut donc que l'étude, l'observation, l'expérimentation embrassent le pays tout entier. Cela est plus facile qu'on ne pourrait le croire au premier abord ; car, dans toutes les régions de la France, dans des conditions de climat, de terrain, de richesse, d'industrie, de populations les plus diverses, il y a des instituts ou des fermes écoles sur les travaux desquels le gouvernement a acquis une légitime influence : personnel, bestiaux de races variées, matériel, tout est organisé ou à peu près. On peut donc, à peu de frais, faire exécuter des recherches, et surtout faire constater les faits précieux qui sont déjà acquis, mais restent ignorés.

Quelques mille francs d'allocations suffiraient pour produire cet immense réseau de faits ; tandis que, pour acheter un domaine aux portes de Paris, pour y créer un personnel, des animaux, un matériel et un capital de roulement suffisants, il s'agirait de bien des centaines de mille francs ; les résultats en seraient fort importants sans doute, car les hommes qui dirigeraient les travaux ont un mérite trop éminent pour qu'il en soit autrement, mais ils n'en seraient pas moins des faits isolés.

En résumé, la science agricole, science d'observation, existe parce qu'elle a déjà observé et classé un grand nombre de faits ; il faut seulement les faire connaître, les faire sortir de la tradition que l'on méprise trop, pour les faire entrer dans les livres qu'on a le tort de regarder comme l'unique monument de la science. Si cette science n'est pas complète, si elle n'a pas encore tout prévu, tout expliqué, elle n'en est pas moins un très grand avantage pour ceux qui la possèdent, parce que les faits sont seuls la base solide de l'édifice scientifique, et parce que la connaissance de ces faits, alors même qu'on ne saurait nullement les expliquer, n'en pourrait pas moins être fort souvent utilisée et n'en formerait pas moins un commencement d'expérience.

C'est là un point sur lequel on ne saurait assez appeler l'attention des cultivateurs, parce qu'il est destiné à éclairer leurs esprits prévenus contre tout ce qui tient à la science. Les hommes qui se vouent à l'enseignement de la science, s'ils comprennent la hauteur de leur tâche, commencent toujours par aller vérifier sur les lieux les faits qui s'y accomplissent journellement ; ils se mettent en rapport avec le praticien, recueillent le fruit de ses observations ; ils notent précieusement les résultats fournis et les opinions suggérées par l'expérience ; ils vont ainsi, cherchant partout les documents que fournit la pratique, du nord au midi, de l'est à l'ouest ; puis, quand ils ont fait ample provision de faits, quand ils se sont aidés, en outre, des travaux analogues publiés par leurs prédécesseurs, ils assemblent autour d'eux une jeunesse studieuse à laquelle ils apprennent que ce qui réussit par de tels moyens au nord ne réussit que par tels autres moyens au midi ; que les praticiens de l'ouest, qui sont dans des conditions spéciales, ne font pas, ne trouvent pas avantageux de faire ce que les praticiens de l'est regardent, au contraire, comme le mieux et le plus profitable, etc.

Il n'y a rien là, évidemment, qui doive effrayer et indisposer les cultivateurs ; et tel d'entre eux qui a péroré contre l'enseignement agricole serait, sans doute, fort surpris d'entendre ces professeurs, objets de son dédain, citer, analyser ses travaux, en faire le sujet de ces études qui ont le malheur de s'appeler théorie, dès qu'elles ont lieu dans un institut agricole, et qu'on nommerait bel et bien du nom de pratique si on les faisait au coin du feu de ce cultivateur.

Il est vrai que, pour rendre ces discussions de faits aussi utiles qu'elles doivent l’être, il faut tenir compte de la population, des capitaux, du terrain, du climat, des plantes cultivées et des animaux élevés ; il faut reconnaître la part d'influence que chaque chose a pu avoir, ce qui est souvent fort difficile, car cela exige la connaissance de tous les faits qui ont rapport aux influences qu’exercent les mœurs, les habitudes, l'activité, l'agglomération et la richesse des populations ; cela nécessite l'étude des faits qui ont trait à l'influence des capitaux et à la manière dont ces capitaux se transforment ; cela oblige à distinguer les diverses natures de terrain et à connaître les propriétés particulières de chacun d'eux. Or on ne peut arriver à ce résultat qu'en appréciant tous les faits qui dépendent des divers climats, de la chaleur, de la lumière, de l'humidité ; qu'en ayant présents à l'esprit les faits qui se manifestent chez les plantes et chez les animaux, dans leurs rapports avec les éléments qui les environnent, c'est-à-dire l'influence qu'exercent sur eux la nature, l'abondance ou la rareté de nourriture dans l'état de santé ou de maladie, etc., etc. En un mot, ces discussions des faits agricoles proprement dits, et même la simple constatation circonstanciée de ces faits, ne sont possibles qu'à la condition de pouvoir faire intervenir, dans la discussion, d'autres faits qui ressortissent des sciences de l'économie sociale, de l'histoire naturelle, de la minéralogie, de la géologie, de la climatologie, de la physiologie animale et végétale, de la physique, de la chimie et de la mécanique.

S'il est un principe admis par les praticiens, c'est celui-ci : ce qui convient dans des conditions données de terrain, de climat, de population, etc., etc., ne convient pas d'habitude dans des conditions différentes. Or comment ne pas risquer, à chaque instant, de s'éloigner de ce principe si vrai, si important , dès qu'on ne peut déterminer et apprécier les conditions faites au cultivateur par la population, le climat, le terrain, les forces mécaniques dépensées , etc. , etc.

C'est pour cela que, en dépit du discrédit que M. de Dombasle a cherché à jeter sur l'introduction des sciences dans les instituts agricoles, Grignon les a constamment accueillies et en a formé ce haut enseignement agricole que l'illustre directeur de Roville repoussait de toutes ses forces.

Contrairement à M. de Dombasle, nous disons, nous, que ce ne sont pas les connaissances approfondies que le cultivateur peut avoir en chimie ou en physiologie qui sont dangereuses pour lui, mais bien l'insuffisance de ces connaissances. Le savoir réel est toujours prudent, parce qu'il a pu apprécier combien il est faible ; c'est le demi-savoir qui provoque d'imprudentes, de fausses démarches, parce qu'il est essentiellement présomptueux, et que, ne doutant de rien, il ne se donne pas la peine de rechercher si ses inductions sont vraies ou fausses.

Nous disons, nous, que la connaissance des faits est toujours utile, que plus on en a par-devers soi, mieux cela vaut , et que , par conséquent, il faut se mettre à leur recherche, dût-on, pour arriver jusqu'à eux, ouvrir un livre d'économie, de physiologie, et voire même de chimie.

Nous disons, enfin, que la connaissance des faits, fussent-ils consignés dans des livres, n'en constitue pas moins un commencement d'expérience ; que faire profiter les jeunes cultivateurs des faits acquis par l'expérience de leurs concitoyens, fussent, ceux-ci, des savants et des auteurs, c'est leur rendre service, c'est leur donner déjà une certaine expérience, une certaine pratique.

Sans doute, ces études scientifiques sont longues et difficiles, mais elles nous semblent indispensables pour les hommes qui doivent diriger des exploitations rurales dans des localités différentes, ou changer les systèmes culturaux d'une localité donnée ; elles nous semblent indispensables aussi à celui qui veut se faire une idée précise de l'industrie agricole en général ; elles nous semblent indispensables surtout aux hommes qui se destinent à l'enseignement de l'agriculture.

Malheureusement , ces études sont inabordables pour la plupart des fils de cultivateurs ; ils n'y sont pas préparés, ils n'ont pas assez de temps à y consacrer, et, souvent, ne peuvent faire les dépenses qu'elles entraînent. C'est pour cela que nous croyons nécessaire, pour le pays, d'avoir deux sortes d'établissements destinés à l'enseignement de l'agriculture : les uns, que nous appellerons instituts agricoles, devront comporter une exploitation industrielle destinée à donner des bénéfices, et une exploitation expérimentale destinée à pour suivre la solution des questions scientifiques. Ces instituts présenteront un enseignement aussi général et aussi complet que possible aux propriétaires et aux grands entrepreneurs de culture (fermiers), appelés à porter sur tous les points du pays ou à l'étranger leur intelligence et leurs capitaux ; ces établissements recevront aussi parmi leurs élèves les hommes qui se destinent à l'administration publique ou à l'enseignement .

Les autres, que nous nommerons fermes-écoles, placés au centre de régions culturales particulières, comprendront une exploitation rurale parfaitement en rapport avec les circonstances économiques et physiologiques de cette région, c'est-à-dire donneront le plus de profit possible et comporteront aussi, sur une échelle plus restreinte, les expérimentations destinées à éclairer les pratiques spéciales à la localité. Ces fermes seront destinées à instruire les hommes qui se destinent à la culture du pays même, et elles pourront, en suppléant à la science par l'exemple, se restreindre, dans les limites de l'instruction première et des facultés des élèves, aux productions, aux méthodes et aux pratiques possibles avantageusement dans la région dans laquelle elles seront placées.

On comprend, en effet, que, malgré les inconvénients graves qui résultent d'un demi-savoir, d'une science incomplète, il est parfaitement possible de donner, sans danger, quelques notions de diverses sciences, pourvu que ces notions soient choisies de telle manière qu'elles embrassent suffisamment les faits spéciaux à l'agriculture, toujours assez restreinte, d'un seul canton. L'homme qui aura reçu ces notions possédera tout ce qui lui est nécessaire pour y cultiver, bien que, pour une autre région agricole, ces notions puissent l'embarrasser ou même l'induire à erreur.

Il va sans dire que, dans les instituts comme dans les fermes-écoles, le gouvernement ne doit intervenir que pour la partie d'enseignement et d'expérimentation. La partie industrielle, qui est essentielle pour la solution des questions économiques qui intéressent la science agricole, ne peut être instructive qu'autant qu'elle est abandonnée aux seules ressources de la spéculation.

Du reste, c'est, selon nous, à former des chefs d'exploitations que doivent s'appliquer les instituts et les fermes-écoles, et non pas à dresser des agents agricoles subalternes que l'on a si vivement réclamés depuis quelques années .

Sans doute, les agents destinés à seconder les propriétaires dans leurs exploitations, surtout si on pouvait leur donner, en même temps que l'instruction nécessitée par la position qui leur est destinée, la moralité et l'activité, seraient très utiles ; mais on s'est fait certainement illusion en regardant l'enseignement dont ces hommes seraient l'objet comme plus nécessaire que celui donné aux propriétaires, aux fermiers ou aux administrateurs ruraux. En effet, de deux choses l’une, ou le maître valet capable est placé sous la direction d'un chef capable lui-même, et, dans ce cas, il ne lui est ni nécessaire ni même utile, car ce propriétaire ou fermier habile pourra sans peine, et préférera même, former des agents faits à sa main, ou bien ce maître valet tombera sous un homme peu habile, et, dans ce cas, il lui sera impossible, devant la résistance du maître, d'apporter une aide efficace à l'exploitation.

En tous cas, l'enseignement de ces maîtres valets doit avoir lieu dans les fermes-écoles, pour que les pratiques qui leur seront enseignées conviennent toujours à la localité dans laquelle ils doivent être placés ; sans cela, il leur arriverait ce qui est arrivé à tant de bons praticiens qu'on a transportés de Flandre, d'Écosse, des environs de Paris, etc., dans des pays différents du leur.

Nous préférons nous adresser à la classe des propriétaires, des fermiers à capitaux, en même temps qu'aux jeunes hommes qui veulent trouver une carrière dans l'enseignement et l'administration agricoles, parce que nous sommes convaincus qu'eux seuls peuvent arriver à exercer une influence immédiate, efficace, décisive sur la solution des grandes questions qui intéressent l'agriculture, telles que le crédit agricole, l'amélioration du sol et du bétail, les questions de douanes, etc., etc.

Quand les propriétaires comprendront l'industrie agricole et y verront une carrière honorable en même temps que lucrative, ils hésiteront moins à y placer leurs capitaux. Le crédit arrivera avec la confiance, l'amélioration du sol et du bétail seront l'inévitable conséquence de l'apport des capitaux industriels ou autres, et la prospérité, qui sera la suite de ces améliorations, simplifiera les questions de tarifs tout autant que les lumières que ces cultivateurs instruits en économie apporteront dans la discussion générale.

Cet espoir est fondé sur l'exemple de nos voisins, il est justifié pour la haute position prise déjà par nombre d'élèves de nos instituts.

Du reste, il est bon d'encourager, autant que possible, les efforts qui sont faits dans d'autres voies pour répandre l'enseignement agricole, et nous sommes heureux, pour notre part, de voir s'élever des chaires d'agriculture dans les grandes villes, de voir pénétrer cet enseignement dans les écoles normales et dans les séminaires, de le voir, enfin, s'adresser directement aux habitants des campagnes, et chercher les cultivateurs jusque dans leurs villages les plus reculés. - Ces chaires, ces enseignements, s'ils sont confiés à des hommes capables et prudents, sachant faire la part de toutes les circonstances physiologiques et économiques des localités, ne peuvent produire que les plus heureux effets. Il en résultera évidemment que notre industrie sera mieux connue, mieux appréciée, et que le goût de l'agriculture provoquera des études plus sérieuses.

Seulement nous pensons que ces mesures sont insuffisantes ; qu'il faut que l'enseignement destiné aux hommes d'exécution soit donné dans des exploitations industrielles et expérimentales tout à la fois, de manière que les élèves étudient en même temps la théorie économique
et physiologique de l'agriculture, comme les pratiques agricoles et la pratique du service des fermes.

Nous pensons surtout que cet enseignement ne doit pas être superficiel ; qu'il est nécessaire d'y consacrer plusieurs années. A Grignon, nous venons d'être forcés, récemment, de porter la durée des cours de deux ans à trois ans, il est vrai, pour développer l'enseignement proprement dit, mais pour le mieux faire pénétrer dans l'esprit des élèves par l'expérimentation et les applications de toutes sortes ; nous désirons
que cet exemple soit imité.

Annales de l'Institution royale agronomique de Grignon. Treizième livraison. Paris, Librairie de Mme Vve Bouchard-Huzard, 1846, p. 71-90

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