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L'école des paysans

Quelle pédagogie et quel(s) enseignant(s) dans l'enseignement agricole ?

28 Mars 2016 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Rénovation

I – L'Enseignement agricole est un enseignement original

Il a pour mission, depuis sa création en 1848, de former des professionnels compétents pour l'agriculture et les métiers qui lui sont liés, mais aussi, de plus en plus, pour des métiers nouveaux de l'aménagement de l'espace et de l'environnement.

Cette formation professionnelle n'est pas, pour autant, étroite mais contribue au développement personnel des jeunes et des adultes en formation, en s'appuyant sur du « vivant complexe », en faisant de la voie des sciences du vivant une égale de la voie mathématique comme voie d'excellence.

C'est un enseignement original par sa tutelle, celle du ministère de l'Agriculture et de la Forêt, qui le situe à la marge du système éducatif français, ce qui lui a permis au long de son histoire de développer des liens avec les professionnels, d’établir des relations entre établissements d'enseignement et exploitations agricoles ou entreprises, entre enseignement théorique et enseignement pratique.

La rénovation globale conduite dans les années 80 a permis d'associer tous les partenaires de l'enseignement agricole à la construction d'un enseignement du « savoir vert ». Sans revenir sur l'ensemble des caractéristiques de cet enseignement, que j'ai analysées par ailleurs avec René Mabit1, je dirai qu'il s'est adapté aux évolutions des métiers et a amélioré l'insertion sociale et professionnelle des jeunes et des adultes grâce à des points forts que sont :

  • l'articulation entre formations et champs professionnels ;

  • une nouvelle approche des savoirs et des programmes avec une approche pluridisciplinaire et une organisation en modules permettant de dispenser à la fois une formation générale plus solide et des enseignements professionnels plus larges, plus souples, mieux ancrés dans les réalités régionales;

  • des modes d'évaluation et de délivrance des diplômes associant contrôle en cours de formation et examen terminal ;

  • le travail des enseignants en équipe pédagogique, contribuant à la réalisation du projet d'établissement ;

  • l'ouverture des établissements sur le milieu local et leur contribution au développement économique et social régional.

2 – L'enseignement agricole est une composante du système éducatif français

Contrairement à l'image qui lui est encore attachée, l'enseignement agricole ne reçoit qu'une minorité, importante certes, (environ un tiers) d'enfants d'origine agricole. Il compte aussi beaucoup d'enfants d'ouvriers, d`employés et de personnel de service.

Ce public hétérogène, aux motivations diversifiées, pose à l'enseignement agricole les mêmes problèmes que dans le reste du système éducatif. L'enseignement agricole est face aux mêmes défis.

En matière de formation, le premier constat que font tous les experts est que les tendances d'évolution de la société conduisent à un besoin d'accroissement important dela compétence de la population active. Pour autant, il ne s'agit pas de définir le développement du système de formation à partir des seuls besoins de l'économie, comme ce fut le cas dans les années 60. il faut « faire le pari de la formation »2, en structurant l'offre à partir des besoins de formation des jeunes, même s'il n'y a pas de besoins économiques prévisibles les justifiant.

Il est cependant intéressant d'analyser des demandes formulées aujourd'hui dans les entreprises les plus modernes de l'industrie et du tertiaire, d'en dégager le portrait du « bon travailleur » de l'an 20003. Celui-ci a reçu une solide formation générale, il maîtrise des savoirs et savoir-faire liés au système de production et aux produits sur lesquels il opère. ll a également des capacités intellectuelles et sociales, des compétences transversales nombreuses. Il maîtrise les langages symboliques, sait mobiliser, adapter et transférer ses savoirs. ll s'adapte aux situations imprévues, anticipe, affronte les aléas, prend des initiatives. il est créatif, autonome et capable de travailler en équipe.

Répondre aux besoins économiques ne devraient donc plus se traduire par la mise en œuvre de formations étroitement professionnelles. L’École doit former plus de jeunes, plus longtemps, et les aider à acquérir un profil nouveau et ambitieux. Elle est ainsi confrontée à l'obligation de se transformer, en respectant plusieurs tendances fortes :

  • abandonner l'objectif de transmettre tout le savoir accumulé,

  • adapter en permanence les contenus aux transformations des savoirs,

  • développer des curricula fondés sur l'inter- et la pluridisciplinarité,

  • favoriser l'apprentissage du travail en groupe et du travail autonome,

  • développer chez les élèves l'aptitude à apprendre, l'éducabilité incluant une quadruple capacité à apprendre à apprendre, apprendre à partager ses connaissances et expériences avec autrui, apprendre à évoluer, apprendre à s'améliorer,

  • utiliser les nouvelles technologies de l'information et de la communication pour concevoir de nouvelles pratiques éducatives,

  • s'adapter à la diversité de la population scolaire,

  • organiser l'éducation interculturelle.

En ce qui concerne l'insertion du système éducatif dans la société, trois « faits porteurs d'avenir » ont été repérés4 :

  • la tendance à la multiplication et la flexibilisation des temps d'éducation et de formation se traduira par une généralisation des formes d'éducation en alternance et d'éducation permanente,

  • l'explosion des lieux d'éducation (école, entreprise, association, loisirs,…) favorisée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (éducation à distance) va conduire à une réorganisation des lieux « traditionnels », l'école devenant centre de ressources, s'inspirant de l'expérience de l'Open University britannique,

  • le renforcement des liens entre l'établissement et son environnement entraînera le développement de synergies entre développement local et éducation, le partenariat entre l'établissement, les collectivités locales et les entreprises constituant un catalyseur des créativités locales.

Le recensement rapide de ces transformations de l'école et de son rôle permet d'affirmer à propos des enseignants « qu'aucun autre métier n'a à long terme des conséquences aussi importantes sur I'avenir de la société française »5.

3 – Quelle pédagogie et quel(s) enseignant(s) dans l'enseignement agricole ?

Si l'on sait, je le suppose tout au moins, ce qu'est un enseignant, il n'en est pas de même pour la pédagogie. Pourtant, il est nécessaire de savoir de quoi nous parlons, sans s'engager dans les débats sur la signification du mot « pédagogie »6.

Je reprendrai pour me faire comprendre une comparaison du professeur Antoine Prost qui lie pédagogie et action lorsqu'il écrit que la compétence pédagogique est « de l'ordre de la pratique ; c'est comme le "jardinage" : vous pouvez lire toutes les théories du bêchage que vous voulez, çà se passe finalement la bêche à la main et la terre au bout de la bêche »7. J'ajoute : bêcher, çà s'apprend !

La transformation des modes d'approche du savoir et des modalités de délivrance des diplômes a conduit l'enseignement agricole à une coopération plus concrète entre formateurs et socio-professionnels, plus forte sans doute que dans les autres secteurs éducatifs. De ce fait, le métier de professeur prend une dimension nouvelle. Le professeur doit transposer les objectifs définis avec les représentants du monde du travail et du monde social en contenus réellement enseignés, en méthodes pédagogiques.

ll est clair que les cloisonnements entre disciplines, entre corps et catégories sont moins marqués dans les établissements techniques agricoles que dans les lycées d’enseignement général. On peut même penser que la distance entre savoirs académiques et expérience sociale y est moindre.

A partir de 1987, a été engagée la réforme de la formation initiale des professeurs certifiés. L'accent est mis sur quatre composantes de la qualification des formateurs : qualification académique (niveau de la maîtrise universitaire ou du diplôme d'ingénieur), qualification pédagogique (didactique de la discipline, connaissance des publics en formation, méthodes pédagogiques, évaluation), connaissance des institutions administratives et éducatives, éthique et connaissance des missions de l'enseignement agricole.

Je propose, pour ma part, de formuler ainsi les composantes de la qualification professionnelle d'enseignant :

  • une compétence disciplinaire, avec |'ouverture sur d'autres disciplines afin de permettre des activités inter et pluridisciplinaires,

  • une compétence en didactique de la discipline, axée sur l'appropriation active des savoirs par la personne en formation,

  • une compétence organisationnelle se traduisant dans la capacité à analyser une situation avec ses ressources, ses contraintes et ses aléas, anticiper les résultats d'une décision à négocier avec les différents partenaires, à planifier l'action, à mettre en œuvre et réguler l'action à travers l'auto-évaluation et l'évaluation des résultats,

  • une dimension éthique caractérisée par un certain nombre de positions : le refus du fatalisme culturel ou social ; la volonté de favoriser le développement d'individus créatifs autonomes et responsables aptes à s'insérer dans une société en mouvement; la capacité à coopérer avec les partenaires du système éducatif ; la reconnaissance de ses propres limites et des limites de son action.

On voit se dessiner ainsi un profil nouveau de qualification professionnelle de l'enseignant, et une qualification collective se constitue au sein des équipes d'établissement. Celle-ci dépasse la somme des qualifications individuelles, d'une manière comparable à ce qui a pu être mis en évidence par l'observation des collectifs de travailleurs dans les entreprises.

Ces enseignants, qu'ils soient professeurs certifiés ou ingénieurs, mettent en œuvre des démarches pédagogiques, ouvertes, diversifiées selon les publics et les options. Ils concrétisent ainsi la démarche du savoir vert : apprendre, associer, synthétiser et communiquer les connaissances des environnements biologiques, industriels, technologiques, culturels et sociologiques de l'agriculture. lls peuvent, pour cela, s'appuyer sur un système vivant complexe : l’exploitation agricole.

L'enseignement agricole doit contribuer à l'acquisition de la qualification professionnelle d'agriculteur, c'est-à-dire assurer la formation d'individus aptes à maîtriser le fonctionnement d'un système complexe, |'exploitation agricole, dans la diversité de ses types et de son insertion locale, un ensemble fait d'équilibres précaires et évolutifs.

Des perspectives nouvelles s'ouvrent avec la mise au point par une équipe de l'l.N.R.A.P. de logiciels d'enseignement permettant de réaliser des simulations de culture, de fonctionnement d'ateliers de production8. Ces logiciels vont transformer l'apprentissage du raisonnement grâce à la simulation que l'on peut qualifier « d'imagination assistée par ordinateur »9. La démarche intellectuelle mise en œuvre n'est plus celle de la logique formelle. mais celle des essais et erreurs, du « bricolage » mental, de la pensée complexe. Est-il possible de penser à de nouveaux développements avec la réalisation d'un logiciel simulant le fonctionnement de l'exploitation entière. Utopie?

Cet enseignement en offrant des formations à de nouveaux métiers s’appuie sur les possibilités offertes par :

  • le travail sur du vivant complexe (l'interdisciplinaire, l'aléatoire),

  • le travail sur des comportements humains, sociaux,

  • le travail sur la gestion et I'anticipation.

Sans aucun doute, grâce aux démarches pédagogiques utilisant la réalité technique, économique et sociale complexe que concrétise l'exploitation agricole, l'enseignement agricole est à même de contribuer à la qualification professionnelle et au développement personnel de producteurs et de citoyens pour un monde rural en mutation. Est-il absurde de penser que ces acquis de l'enseignement agricole peuvent être transférables dans d'autres secteurs de formation ?

* Schéma de la communication pour le colloque « Seizièmes entretiens de la Semaine Internationale de I'Agriculture »

Michel BOULET Directeur de I'I.N.R.A.P. 5 Mars 1992

Notes

1 BOULET, Michel et MABIT, René. De l'enseignement agricole au savoir vert. Paris, Éditions l'Harmattan, 1991, 172p.

2 JALLADE, Jean-Louis. Les politiques de formation professionnelle des jeunes à l'étranger. Paris, Institut Européen d’Éducation et de Politique Sociale, 1987, Vol. 1, 136p.

3 CHARLOT, Bernard. L'école en mutation. Paris, Payot, 1987, 288p.

4 Haut Comité Éducation-Économie. D'autres lieux, d'autres cultures : des clés pour l'éducation de demain. Octobre 1988. Paris, MCEE, 1988, 303p.

5 LESOURNE, Jacques. Éducation et société demain. A la recherche des vraies questions. Rapport au Ministre de l’Éducation Nationale. Décembre 1987, 293p.

6 Voir BEST, Francine. « Les avatars du mot “pédagogie” ». Perspectives, revue de l'UNESCO, vol. XVIII, n° 2, 1988 ; p. 151-170.

7 PROST, Antoine. « Quels enseignants pour l'an 2000 ? » L'éducation nouvelle, revue des C.E.M.E.A., n° 430, février 1989, p. 9-16.

8 PAQUELIN, D. ; CHAULET, G., ; GHORZI, F. ; GIBAUD, O. et AZAN, D. Des nitrates en trop. Logiciel. Dijon, l.N.R.A.P., 1990

PAQUELIN, D. ; LONCLE, J.C. ; GHORZI, F. ; GIBAUD, O. et AZAN, D. Blé 2000. Simulation d'une culture de blé. Logiciel. Dijon, l.N.R.A.P., 1991.

LONCLE, J.C. Conception d'un outil pédagogique informatique pour l'apprentissage au raisonnement d`itinéraires du blé d'hiver. Dijon, l.N.R.A.P., 1991, 6O p. + annexes.

CLOUCHOUX, J. Le didacticiel blé 2000 est-il adapté à son public ? Mémoire de D.E.S.S. De Psychologie, Université de Bourgogne - U.F.R. de Sciences Humaines. Dijon, 1991, 60 p.

9 LEVY, P. Les technologies de l'intelligence. L'avenir de la pensée à l'ère informatique. Paris, Éditions La Découverte, 1990, 235 p.

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