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L'école des paysans

Rapport sur l'enseignement agricole en Savoie 1846

25 Avril 2019 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Documents d'archives, #Enseignement agricole en Savoie

11 juillet 1846.

Rapport sur l'enseignement agricole en Savoie

par le professeur Michel Saint Martin

 

Une condition qui est aujourd'hui universellement reconnue et acceptée comme indispensable aux vrais progrès de l'agriculture, c'est une présente lenteur tandis que la plupart des autres industries peuvent progresser avec une célérité indéfinie.

La raison de cette différence consiste principalement dans la différence du taux de bénéfice.

En effet, tout changement dans une exploitation quelconque, agricole ou industrielle, entraîne la perte d'une partie des capitaux immobilisés dans l'ancien système de production ; et cette perte est d'autant plus considérable que le changement est plus rapide. Mais il n'est pas rare qu'une amélioration industrielle fasse gagner le 20, le 50 pour cent en bénéfice de production. L'industrie peut ainsi se couvrir des pertes que fait éprouver à ses capitaux la transformation rapide du procédé anciennement nécessaire. Au contraire, l'agriculture qui ne rapporte pas le 3 pour cent et qui parle amélioration franchement réalisable ne peut guère espérer tout au plus que de doubler ses bénéfices c'est-à-dire de les accroître du 3 p. %, l'agriculture ne saurait ainsi se couvrir des pertes qu'elle éprouverait sur ses capitaux d'exploitation, en se livrant à des améliorations rapides quoique d'ailleurs très réelles.

Ajoutons que les nouveaux capitaux qui viennent s'immobiliser dans les améliorations d'une manufacture, consistent en constructions, en machines, en approvisionnements, dont une grande partie reste, en cas de non réalisation, et au moyen d'un sacrifice, susceptible d'être reprise et d'être réalisée à part en dernier comptant ; tandis que la plus grande partie des nouveaux capitaux qui viennent s'immobiliser pour les améliorations de l'agriculture entrent dans le sol, et ne peut plus, en cas de non réussite, s'en extraire pour être réalisée séparément.

Ajoutons encore que les éléments de fabrication industrielle sont pour la plupart entièrement connus, parce qu'ils sont peu nombreux, et qu'ils peuvent être facilement soumis au poids et la mesure. Il s'en suit que généralement on peut par anticipation se rendre, à très peu près, raison des effets définitifs d'une transformation industrielle. Au contraire, l'étude analytique de l'Agriculture dans ses relations avec les phénomènes naturels est à peine née d'hier dans les mains de Boussingault et de Gasparin : cette même étude, dans les relations de l'Agriculture avec les phénomènes économiques et sociaux du revenu et de la richesse, partage encore les meilleurs esprits. Aussi n'est-il personne un peu au courant des faits agricoles qui ose prévoir avec quelque assurance les effets futurs d'une transformation de culture, sauf pour quelques modifications tout à fait élémentaires.

Sous tous les rapports, il faut ainsi bien reconnaître que l'opinion générale a parfaitement raison en imposant une prudente lenteur pour première condition du progrès agricole.

Que sera-ce donc pour la Savoie, où les petites propriétés, les petits capitaux d'exploitation ne peuvent supporter la moindre perte, sans une ruine complète ? où d'ailleurs, et nous pouvons le dire à tout le monde, Messieurs, où l'agriculture tend à progresser partout d'une manière sensible ? N’est-ce pas le cas absolu de reconnaître qu'il nous suffit de seconder l'impulsion et de l'exciter à propos ? N’est-ce pas le cas de reconnaître qu'un bon enseignement agricole doit essentiellement être modeste et être tempéré par le sentiment complet de notre position ?

J'ai entendu dire à un ingénieur agricole, élève des plus distinguées des hautes écoles de France, que notre pays, vu la rareté des grandes propriétés, ne pouvait offrir qu'un nombre extrêmement limité d'occasion de récupérer les frais de la grande instruction agricole. Ces occasions seront satisfaites d'une manière plus simple, plus parfaite et plus économique par l'enseignement pris dans les grands établissements à l'étranger que par la création d'un grand établissement en Savoie.

Nous ne devons donc point penser à de grands établissements, à des fermes modèles, à des collèges agricoles ; il nous faut un système d'enseignement convenablement restreint et relativement peu dispendieux.

Cette conclusion est indépendante de la modicité des ressources que tout notre zèle et tout le concours du gouvernement et de l'Association agricole peuvent parvenir à mettre à notre disposition : elle serait également vraie, également nécessaire, quand même nous aurions beaucoup de fonds à y consacrer. Ainsi, Messieurs, dans l'état de médiocrité où nous nous trouvons, le courage et l'espérance ne doivent point nous manquer : tâchons seulement de bien déterminer, au milieu de tout ce qui est à faire, ce qui importe le plus1, en même temps que ce qui est possible.

Dans notre province, et dans toute la Savoie, les propriétaires prennent en général un intérêt présent et actif, ils interviennent d'une manière plus ou moins directe dans la culture de leurs domaines. Il faut donc instruire les propriétaires de telle manière que leurs interventions soient rationnelles et utiles.

Il faut secondement faire comprendre aux fermiers l'utilité de cette instruction, les mettre dans le cas d'exécuter les conseils qui leur seront donnés, et d'améliorer leur propre expérience.

Il faut troisièmement, et c'est le point le plus dispendieux et le plus compliqué, il faut assurer à l'art vétérinaire toute son importance réelle et toute son utilité. Cette question est assez grave pour devoir être traitée entièrement à part, et nous nous réservons d'en faire plus tard le sujet d'un rapport spécial.

Ainsi nous n'avons à nous occuper ici que de l'instruction de propriétaires dans cette ville, et de l'instruction de cultivateurs dans la campagne. Mais cette instruction est de la plus grande urgence.

La Savoie se compose d'une longue et étroite bande de terrain enserrés par une ligne de montagnes et une ligne de frontières.

Assez riche en gîtes métallifères, mais appauvrie de combustible, elle n'a pas à d'autre grande ressource que l'agriculture. Ainsi forcée de tirer du dehors un certain nombre d'articles de consommation, il faut qu'elle dirige son agriculture de manière à satisfaire d'abord à toutes celles des nécessités de la vie qui dépendent immédiatement du produit de la terre, et à fournir ensuite le plus abondamment possible au commerce le petit nombre de ceux de ces mêmes produits susceptibles d'être échangés, le blé, la soie, les fromages, les bovins, les chevaux. Peut-être même pourrions-nous limiter les objets de commerce aux bovins et à la soie.

Autour de nos tout s'agite en faveur de l'agriculture, tout progresse : si nous restons stationnaires, nous nous trouverions bientôt arriérés immensément. La misère annuellement croissante deviendra détresse, les émigrations qui ont pris cette année une extension si grande deviendront un dépeuplement.

En vain dirait-on qu'à la longue les habitudes se modifiant d'après les circonstances, la Savoie pourra se suffire à elle-même ; phrase banale qui n'est même pas vraie pour l'état de barbarie, et qui est radicalement fausse pour l' état de civilisation vers laquelle toute société gravite à peine de destruction. Non, non, il ne suffit pas que nous trouvions en Savoie la vie de brutes, nous voulons la vie de civilisation, et ne nous nous ne pouvons la chercher ailleurs que dans le progrès de l'agriculture.

Poursuivons donc ce but avec prudence et modération sans doute, mais de manière à progresser infailliblement, tout en évitant une trompeuse rapidité : l'action persistante de petites forces est l'élément le plus efficace des grandes transformations naturelles. C'est dans ce sens que les propositions qui suivent pour l'instruction de l'agriculture ont été conçues ; c'est dans ce sens qu'elles ont été réduites à la plus grande simplicité pratique.

1. Instruction des propriétaires en ville.

L'instruction des propriétaires ne peut s'obtenir qu'au moyen d'une chaire spéciale pour l'enseignement des principes théorico-pratiques de l'agriculture. Il n'est point besoin pour cela de s'engouffrer dans les dépenses et les embarras d'une ferme expérimentale. Les faits généraux de l'agriculture en Savoie sont si faciles à constater, les personnes disposées à concourir à toute expérimentation proposée sont si nombreuses, que la Savoie entière, et particulièrement tous les alentours de Chambéry, doivent être considéré comme une ferme préparée pour l'enseignement.

La collection et le jardin de la société d'histoire naturelle, l'établissement Burdin aîné, les laboratoires de nos pharmaciens-chimistes, la collection d'instruments que le comice établit constitueront les plus beaux éléments de musée qu'un professeur puisse désirer d'avoir sous sa main.

Le concours des étudiants à Chambéry, les fréquents séjours que le plus grand nombre des gens d'affaires et des pères de famille font en cette ville, la publication d'un journal qui n'a jamais refusé d'ouvrir ses colonnes aux informations d'intérêt national, présentent des conditions essentiellement avantageuses pour la diffusion de l'enseignement de Chambéry dans tout le Duché.

Sous ses divers rapports, Chambéry présente une position unique en Savoie, et nous avons quelques droits à provoquer l'érection dans notre ville d'une chaire d'agriculture que nous pourrons appeler savoisienne.

Je vous propose, Messieurs, d'adresser à la direction une demande spéciale et motivée à ce sujet.

La majeure partie du fonds provenant des cotisations se centralise à Turin précisément pour satisfaire aux besoins généraux de l'agriculture : d'ailleurs l'enseignement que nous voudrions voir établi à Chambéry intéresse précisément tout le Duché, et certainement toute notre intendance générale qui en comprend les trois quarts ; nous croyons ainsi pouvoir raisonnablement compter que la direction centrale juste et généreuse, sollicitant au besoin le concours du gouvernement, nous procurera les fonds indispensables pour le traitement du professeur et les quelques dépenses accessoires dont on ne peut se passer.

Ici Messieurs, je ne craindrai pas de vous exposer franchement toute ma manière de penser.

Il n'existe dans ce pays qu'une seule association, le Gouvernement. Dans ce pays, comme à peu près partout ailleurs, l'esprit d'association qui a fécondé autrefois toutes les institutions civiles, magistrature, noblesse, bourgeoisie, corps de métier, paraît avoir fait son temps ; il se retire de détails pour se concentrer en un seul point, l'esprit de gouvernement.

Lorsque la grande Association agricole s'est formée, elle a bien prévu qu'elle ne pouvait vivre et se soutenir sans une force d'impulsion et de conservation provenant du gouvernement. Ainsi nous sommes nous appuyés sur cette force, qui ne nous a jamais manqué, il faut le reconnaître, Messieurs, et le proclamer hautement. L'intervention à nos séances de notre intendant général, la complaisance, nous dirons bien illimitée, avec laquelle il prête son concours à toutes les opérations du comice en est la démonstration péremptoire ; et le dernier acte royal dont il nous a été donné communication, en est un résultat des plus heureux pour l'avenir de l'Association agricole.

En effet, jamais la discussion sur les intérêts généraux de l'agriculture nationale n'avait été plus large, plus réellement libéral, plus loyal en un mot, dans les assemblées de la direction à Turin, que de puis qu'elles se tiennent sous les auspices de S. E. le comte de Colobiano, président nommé par le roi.

Outre le caractère personnel de cet homme illustre, sa position gouvernementale lui permet d'aborder sans crainte des questions les plus délicates, de provoquer l'expression la plus sincère et la plus vraie des besoins et des voeux de la population agricole, sans crainte que des malentendus, des interprétations, des incidents quelconques, puissent jamais interrompre la bonne intelligence et le confiant concours entre le faible qui demande et le puissant qui accorde.

N'en doutons donc pas, Messieurs, quand nous exposerons avec une respectueuse confiance des besoins réels, des projets utiles, simples, particuliers, l'intercession de notre Intendant général, membre de l'Association, l'appui de notre président royal, la bienveillance du gouvernement qui sait que la stabilité générale ne peut se fonder que dans le sol, la protection du Roi qui aime la patrie d'une affection paternelle, ne nous failliront jamais.

Quand aux dispositions de la direction centrale envers la Savoie, sachons le reconnaître aussi, Messieurs, et exprimer notre gratitude. La Savoie a obtenu un des premiers congrès agricoles, elle a obtenu des subsides pour des congrès provinciaux, elle a obtenu la première faveur accordée sur le prix du sel destiné à l'agriculture, elle a obtenu l'accueil le plus empressé et le plus facile pour les mémoires adressés à la Gazette, qui ne les aurait certainement pas moins bien accueillis s'ils avaient été plus nombreux et meilleurs.

Ce passé si engageant nous garantit l'avenir, et nous pouvons ainsi raisonnablement espérer la réussite de notre demande pour l'enseignement agricole dans les étroites limites au nouveau où nous la renfermons.

Le professeur d'agriculture devra diviser son cours en trois parties principales :

1e. La pratique de l'agriculture considérée dans ses rapports avec l'histoire naturelle. (Plantes céréales, plantes prairiales, plantes oléagineuses, pomologie, viticulture, sylviculture, sériciculture, jachère, assolement, destruction des plantes et des animaux nuisibles, adaptation des espèces et des cultures aux circonstances du climat, des sols, du commerce, de l'économie domestique en Savoie, etc.).

2e. La pratique de l'agriculture considérée dans ses rapports avec les sciences chimiques et physiques. (Qualité du sol reconnu d'après l'analyse chimique, d'après les simples procédés physiques, d'après l'aspect de la végétation naturelle. Extraction de [ ?] et des produits végétaux et animaux, féculisation, fermentation, distillation, économie végétale et animale, engrais et amendement, considérations météorologiques et minéralogiques, etc.).

3e. La pratique de l'agriculture considérée dans ses rapports avec l'art vétérinaire. (On exclura expressément de cette partie tout ce qui concerne la haute vétérinaire pathologique, pour y comprendre seulement des notions simples sur le caractère, la conformation, la nourriture, l'entretien des différents animaux domestiques, sur le profit que l'on peut en tirer pour la laine, pour le laitage, pour la viande de boucherie, et enfin pour le travail dynamique ; sur la méthode de reconnaître l’age des animaux, leur qualité, leurs vices, leur santé ; sur le traitement des indispositions journalières auxquels ils sont sujets ; sur l'art de la ferrure ; et généralement sur l'art de concourir et de gouverner le bétail.).

Dans chaque partie il faudra indispensablement des prix annuels par concours publics, seul moyen d'appeler sur notre enseignement un intérêt vif et général, et de lui donner une action pénétrante et fructueuse.

Il est vrai qu'en formes complexes, toutes les matières que nous devons embrasser sont nombreuses, variées, difficile : mais il est impossible de les restreindre ; seulement il conviendra de les répartir en deux années, et en plusieurs séries pour mieux se prêter aux convenances des auditeurs.

Toutefois quand on en viendra au choix d'un professeur, on peut être arrêté par la rareté des sujets nationaux suffisamment pourvus de connaissances théoriques et pratiques indispensables, et par la difficulté d'assigner un traitement suffisant pour déterminer un homme de haut mérite à se consacrer à un enseignement aussi étendu et aussi compliqué.

Dans ces circonstances peut-être conviendrait-il davantage de diviser l'enseignement en trois chaires, suivant la classification et pour chacune des spécialités ci-dessus.

Il serait facile en effet de trouver à Chambéry parmi les personnes qui se sont adonnées à des études professionnelles analogues, plusieurs sujets, qui avec des honoraires modérés rempliraient dignement la fonction professorale, et qui présenteraient à cet égard des garanties bien supérieures à toutes celles que l'on pourrait jamais obtenir pour un professorat complexe et unique. C'est un point que vous aurez à décider où à laisser décider par la direction centrale.

2. Instruction des cultivateurs dans les campagnes.

Ici nous devons trouver toutes nos ressources en nous-mêmes.

En effet persuadons nous bien que le gouvernement ne peut pas, ne doit pas tout faire. Aidons nous d'abord entre nous, et le gouvernement nous aidera.

Au lieu de déclamer vaguement sur ce qu'il y aurait à faire et sur ce qui ne se fait pas, et bien Messieurs, faisons nous-mêmes, faisons.

Nous pouvons beaucoup, soyons-en certains, mais il faut de la volonté ; il faut de la foi en notre volonté, et en notre pouvoir. Cette foi civile est indispensable pour notre réussite : c'est elle qui inspire l'élan et la ténacité, deux qualités dont la réunion n'est pas commune, mais qu'il nous faut absolument avoir. La première, l'élan, a constitué notre comice en 1843, la seconde le soutiendra aujourd'hui.

Sachons donc trouver en nous ce qui est nécessaire pour servir notre agriculture nationale sous le rapport que nous considérons ici.

L'instruction des ouvriers dans les campagnes paraît d'abord une tâche immense : mais nous la limiterons à ce qu'il y a de plus pressant, de plus cultural, sans prétendre aujourd'hui à un système complet d'enseignement. Cette limitation sévère nous permettra seule de commencer l’œuvre : d'ailleurs je l'ai déjà dit, elle est indispensable à la réussite.

La première condition pour l'instruction des cultivateurs c'est de leur fournir un enseignement véritablement pratique et manuel.

En général le meilleur moyen me semble consister dans l'introduction, en saison convenable, d'ouvriers provenant des pays où les opérations de culture sont renommées pour se pratiquer avec beaucoup de perfection.

Mais ici il faudrait bien se garder de vouloir appliquer le système ordinaire d’enseignement, en appelant d'abord nos cultivateurs à suivre l’ouvrier étranger pour prendre des leçons pour examiner la méthode nouvelle, et pour en imiter l'application ; bien moins faudrait-il jamais les y obliger : toute sollicitation de ce genre auprès des paysans surexcite leur répugnance et engendre l'animosité. C'est peut-être une des principales causes du peu de réussite des quelques essais de ce genre qui ont été fait jusqu'à ce jour : ce n'est jamais en heurtant avec violence les préjugés qu'on doit les attaquer, pour les vaincre.

Il me semble indispensable que l'ouvrier étranger fasse tranquillement sa besogne, sans affecter de prétention à la supériorité, sans s'annoncer comme un redresseur des abus, sans chercher à exercer sur personne une direction quelconque. Moins il s'avancera vers nos cultivateurs, plus nos cultivateurs s'avanceront vers lui.

Prenons bien garde de vanter jamais ni lui, ni sa méthode. Ce n'est point sur nos paroles que les cultivateurs jugeront. Ils attendront le cours de l'année, le développement de la végétation et de la récolte, et ils auront au fond bien raison ; moi-même j'engagerai les propriétaires à ne soumettre à la nouvelle méthode que des fractions de leurs cultures.

Le nouvel ouvrier peut se tromper, soit par défaut réel de capacité, soit par défaut de connaissances locales.

Cet échec n'est rien si nous nous sommes conduits avec prudence : il est énorme si nous nous sommes compromis.

La réussite nous amènera assez tout le monde : mais attendons que le paysan est vu, attendons qu'ils viennent à nous . . . attendons. Notre victoire retardée sera plus infaillible et notre triomphe plus universel.

Écoutons le paysan, respectons ses opinions, ses préjugés, son obstination. En fouillant au fond de tout cela ne trouveront toujours quelques vérités, souvent il en jaillira des clartés aussi vives qu'inattendues. D'ailleurs c'est son morceau de pain noir que le paysan met en jeu ; et nous ne pouvons exiger de lui qu'il soit beau joueur.

La nature du bail à ferme peut donner aux cultivateurs le droit ou le prétexte de s'opposer au changement que nous cherchons à introduire : je ne connais pas d'autre moyen que celui employé si fréquemment et toujours avec succès ; c'est d'introduire le changement sur une portion seulement des cultures, en s'engageant à prendre au compte du propriétaire la part des pertes s'il y en avait à la récolte, et en laissant aux cultivateurs toute la part sur les bénéfices éventuels. Si le propriétaire paraît craindre de porter la chance des changements, il ne peut exiger que les cultivateurs s'y soumettent.

Après ces généralités entrons dans quelques détails en considérant successivement : 1° la culture des mûriers et celle de la vigne. - 2° la diffusion des bons instruments de labourage. – 3° la laiterie. – 4° la fabrication du vin. – 5° l'éducation du ver à soie, distinguant ainsi ces deux derniers articles de celui relatif à la culture du mûrier et de la vigne qui se trouve bien moins directement sous l'influence des propriétaires.

Je ne parlerai d'ailleurs ni de la race chevaline, qui est l'objet de mesures spéciales de la part du gouvernement, ni de la race bovine qui est le sujet des travaux d'une commission qui vous a déjà fait son rapport.

Culture des mûriers et de la vigne.

Sans sortir de la Savoie, où sans beaucoup s'en éloigné, nous trouverons des pays spéciaux où l'on cultive fort bien les vignes hautes, ou les vignes basses, ou les mûriers. Déjà à Chambéry nous avons eu des exemples de propriétaires instruits et zélés qui ont formé des sociétés pour appeler dans la province et y fixer d'une manière temporaire ou stable des ouvriers choisis et habiles, qui se répandent dans les propriétés des sociétaires, suivant les conventions stipulées à cet égard pour y exécuter la taille des vignes.

Nous croyons que les membres du Comice devraient entrer pleinement dans cette voie pour tout ce qui concerne la culture de la vigne et des mûriers : il conviendrait probablement de leur adresser une circulaire pour les engager à se grouper ainsi en petites sociétés, dont les intérêts se concorderaient facilement, et à s'entendre tant pour les intérêts spéciaux qu'ils ont à servir, que pour les localités et les sujets auxquels ils jugeront plus convenable de s'adresser. La circulaire devrait contenir des renseignements à cet égard, et des modèles de convention : ceux des membres qui ont déjà éprouvé le système pourront les rédiger, en formant le moyen d'une première association.

Il faut d'ailleurs se rappeler que la taille doit changer suivant les espèces ou variétés cultivées, suivant le sol, suivant le climat, suivant les circonstances météorologiques, qui ont précédé ou qui accompagnent la taille.

Diffusion des bons instruments de labourage

Sous ce titre général je m'occuperai spécialement des charrues qui sont le plus délicat, comme le plus important de ces instruments.

Il paraîtrait que l'on devrait s'occuper essentiellement de leur introduction dans les campagnes, et ensuite de l'art de les manier et les conduire : mais l'expérience démontre précisément le contraire, car il existe un assez grand nombre de propriétaires disposés à en payer le prix un peu plus, un peu moins cher ; le grand obstacle c'est le maniement des charrues, leur conservation entre les mains du paysan, et aussi leur qualité de confection et de matériaux.

Il faudrait en déterminant un fabricant à s'établir à Chambéry au moyen de quelques avantages qu'on lui accorderait, exiger de lui qu'il fit accompagner chaque charrue sortant de ses ateliers par un ouvrier bon laboureur qui, au moyen du simple entretien, resterait un jour ou deux à la faire marcher lui-même. Il faudrait ensuite accorder une petite prime soit à cet ouvrier, soit au paysan qui prendrait le maniement de la charrue, lorsque ce paysan sera parvenu à la faire travailler avec perfection en faisant varier à volonté la largeur et l'épaisseur de la tranche dans les limites que l'instrument comporte, et en l’essayant autant que possible dans différents terrains.

Il faudrait ensuite établir des concours généraux de labourage avec plusieurs prix et diplômes, l'espérance de les remporter exciterait une puissante émulation des laboureurs à étudier l'instrument.

Je dis bien des concours de labourage et non des concours de charrue car c'est le maniement de la charrue que je veux encourager plutôt que son perfectionnement qui est une chose toute différente, qui d'ailleurs laissent beaucoup moins à désirer, et qui dans tous les cas regardent plutôt le propriétaire que les cultivateurs.

Peut-être que l'on devrait offrir à quelque bon fabricant de charrue qui aurait fait ses preuves, la jouissance gratuite pour magasin et pour atelier, du local que la générosité de la ville a mis à notre disposition au faubourg Maché. Il s'engagerait de son côté à fournir un bon démonstrateur de labourage qui serait obligé d'apprendre au paysan le maniement des charrues moyennant un prix fixe de deux ou trois livres payés par le propriétaire outre une prime par exemple de cinq livres que le Comice ferait remettre au paysan.

On établirait d'ailleurs que la charrue ne serait payée au fabricant après cette épreuve, et l'on imposerait cette condition de garantie de construction qu'une prudence tempérée pourrait suggérer.

Laiterie

Pour la laiterie, il faudrait encourager l'établissement de fruitières où le laitage s'exploite en commun, mais il faudrait d'abord exciter nos membres les plus zélés à en faire établirent quelques-unes.

Il en existe déjà plusieurs en Savoie, je citerai celle du Châlle près de St-Julien. Quelques essais ont mal réussi : mais quiconque voudra prendre des informations reconnaîtra que c'est essentiellement, ou peut-être uniquement, au défaut d'un bon maître fromager qu'il faut l’attribuer.

Du fait que le bénéfice que les associés retirent de cette exploitation en commun, augmente d'un tiers le rente de la laiterie : ce serait assurément le plus puissant excitant pour faire apprécier les bonnes vaches, et pour déterminer les éleveurs à les nourrir, à les soigner convenablement. Les conseils du maître fromager contribueraient encore directement à ce résultat.

Dans la plupart des campagnes, la vente des vaches borne à la rente de quelques livres de beurre que les coquetiers2 achètent pour les porter dans les villes jusqu'à une distance assez grande : une autre partie du beurre et la presque totalité des fromages dits tome fraîche ou sèche, servent à la consommation des ménages, l'on ne réalise pas la différence du bénéfice à trouver ces fromages un peu plus, un peu moins gros, un peu plus ou moins savoureux : la manipulation prend une partie de la journée des femmes ; et au total les vaches ne produisent pas assez pour que le paysan y consacre volontiers de fortes sommes que d'ailleurs il ne possède pas.

Les fruitières amèneraient de l'argent entre les mains des cultivateurs, elles donneraient ainsi le moyen en même temps qu'elles exciteraient le désir d'acheter du bon bétail. Or parmi tant de choses qui s'opposent aux améliorations de l'agriculture, il faut essentiellement compter le manque d'argent. De là le mauvais entretien de tous ce qui composent la ferme ; de là aussi l'ignorance, les maladies ; de là en un mot le cercle de toute les misère qui sans fin s'engendrent les unes les autres dans nos campagnes.

Sous ce point de vue, l'établissement de fruitières produirait beaucoup plus le bien qu'il ne semblerait au premier abord. Quelques sous qui arrivent à propos suffisent souvent pour changer la face d'un ménage et le sort d'une petite exploitation.

Une des grandes difficultés pour la direction d'une fruitière, c'est de trouver un bon maître fromager, condition de laquelle cependant la réussite de l'entreprise dépend de la manière la plus absolue. On croit ne pouvoir trouver qu'en Suisse de bons maîtres fromagers, peut-être nos montagnes pourraient-elles aussi en fournir. Peut-être la fondation d'une fruitière école serait-elle une des plus belles institutions que le Comice pourrait former : les maîtres fromagers se soucient en général fort peu de former des élèves, une école remédierait à ce mal capital ; et je suis porté à croire que les fonds provinciaux ou communaux que l'on y consacrerait recevraient ainsi un emploi des plus utiles pour l'amélioration de la race bovine et de l'agriculture tout entière.

Fabrication du vin.

Le choix du plan de raisin sera l'objet de discussions du professeur d'histoire naturelle agricole ; et la fabrication proprement dite du vin sera traitée dans le cadre de la chimie agricole. Ainsi les propriétaires seront à même d'étudier et de diriger eux-mêmes les opérations de la vinification, à laquelle ils assistent généralement dans les bons vignobles qu'ils y interviennent toujours, qu'ils exercent l'influence qui leur appartient, qu'au besoin ils partagent la récolte du raisin, qu'ils en prennent au moins une partie, suivant que le permettent les vases vinaires disponibles, qu'ils obtiennent ainsi de qualité meilleure et de meilleure croûte [ ?] ; et le vigneron n'attendra pas plusieurs années pour adapter leur méthode.

Au surplus les conditions générales de la bonne fabrication du vin sont très simples : du raisin bien mûr et bien écrasé, un chapeau plongeant dans le moût et une cuve couverte. La difficulté la plus réelle c'est de saisir le meilleur moment du décuvage : mais si le chapeau plonge et que la cuve soit couverte, quelques retards dans le décuvage ne présentent pas d'inconvénient.

Plusieurs des membres du Comice ont fait des études spéciales sur les vignes et sur les vins : en réunissant leurs lumières et nous les communicant pour leur faire donner la publicité convenable, ils rendraient un immense service à la patrie.

Vers à soie

Les maîtres interviennent presque toujours dans l'éducation des vers à soie : aux maîtres donc de s'instruire aux leçons de l'expérience dans les campagnes, et à celle des professeurs en ville ; aux maîtres de faire soigner leurs précieux insectes et de mettre le paysan à même de les soigner en grand, à mesure que les plantations de mûriers permettront d'étendre les éducations.

Quant à la culture des mûriers, nous nous en sommes occupés ci-devant.

Il resterait à décerner quelques prix pour les plantations les mieux tenues, et pour celles qui, en raison de l'étendue et de la nature des domaines, seront les plus nombreuses et les mieux distribués : car il ne suffirait pas pour un prix de planter beaucoup de mûriers, il faut les placer et les cultiver en haie, en buisson, mi-tige, en haute tige, de la manière la plus convenable et la plus avantageuse dans la localité.

Je dirai ici de l'éducation des vers à soie ce que j'ai dit de la fabrication du vin : les conditions les plus essentielles se bornent à peu de choses : la chaleur artificielle pour l'éclosion, et pour les premiers âges seulement ; la propreté et l'aération toujours.

Nous trouverions probablement parmi les membres du Comice quelque propriétaire voisin de Chambéry, qui déterminé à établir une magnanerie perfectionnée, nous fournirait le moyen d'y faire une démonstration publique et pratique de tout les procédés de meilleure éducation des vers à soie.

Je répète qu'il ne faut pas nous nous en tenir à discuter des projets et des paroles : il faut agir, marchons avec prudence et modération, mais marchons. La Savoie dans sa situation actuelle tend à plonger dans le plus profond dénuement : chaque jour nos voisins s'enrichissent, chaque jour nous nous appauvrissons. Notre pays peut devenir une vaste fabrique de soie et de bétail, deux articles dont le placement à l'étranger est toujours certain : ce sont les deux mamelles où nous devons retrouver la vie de la nation.

Il ne me resterait ici, Messieurs, que vous présentez le résumé de mon rapport sous forme de conclusion : mais je dirais encore quelques mots de deux objets importants.

1° - Un des membres de notre commission, le plus familiarisé avec les moyens de répandre l'instruction parmi le peuple, et dont les efforts ont été couronnés de trop de succès pour que ma faible voix ajoute quelque chose à son éloge, M. le chanoine Chevalier Pillet appelle toute l'attention du Comice sur la rédaction de quelque petit traité d'agriculture que l'on puisse mettre dans les mains du jeune paysan à l'école, et qui sous une forme convenable puisse répandre la bonne nouvelle agricole dans les campagnes.

C'est là un objet qu'il faut recommander aux méditations de nos collègues en attendant qu'on puisse les mettre en discussion.

Tout nous donne à espérer que ce traité pourrait être admis par les différentes corporations qui se consacrent avec tant de zèle à l'instruction primaire et qui en ferait une des bases de leurs leçons.

Un pareil résultat serait un pas immense pour l'enseignement agricole dans les campagnes.

2° - L'utilité commune est la seule base solide de toutes les transactions entre les hommes. Sous ce rapport on croit généralement que les baux à ferme ordinaires entre le cultivateur et le propriétaire sont susceptibles de modifications avantageuses aux uns et aux autres.

La Direction centrale s'est beaucoup préoccupée de cette question. Le Comice pourrait s'en occuper à son tour, car il faut avoir égard à tant de contraintes locales de culture, d'habitudes, d'antécédents, que cette question ne saurait admettre de solution générale : elle est cependant de la plus haute importance pour l'avenir de notre agriculture ; car si l'on ne trouve pas les moyens de garantir aux propriétaires et aux fermiers la jouissance de leurs droits respectifs dans les améliorations progressives, il est impossible qu'ils s'intéressent avec une personnalité vraiment zélée à ces améliorations.

Conclusion

Si le comice approuve les vues que j'ai eu l'honneur de lui exposer, il aura à délibérer sur les objets suivants :

1 ° établissement de chaire d'agriculture à Chambéry

2° délégation d'un ou deux membres du Comice pour rédiger un projet d'association pour faire venir temporairement dans nos campagnes des ouvriers habiles dans la culture des vignes et des mûriers.

3° nomination d'une commission pour préciser les moyens d'encourager la diffusion de charrues perfectionnées.

4° délégation d'un membre ou deux pour étudier à fond la question des fruitières.

5° nomination d'une commission d’œnologie pour étudier les plants de vigne et le détail des procédés de vinification les plus appropriés à nos différents vignobles.

6° délégation d'un ou deux membres pour la pratique publique du meilleur procédé dans la tenue de magnanerie.

7° invitation aux membres du Comice de faire connaître au secrétariat les meilleurs ouvrages qui pourraient servir de modèles pour petit traité de pratique agricole dans la province.

8° invitation aux membres du Comice de fournir au secrétariat les copies et projets de baux à ferme, observations et documents propres à éclairer la question des relations d'intérêt entre les maîtres et les fermiers.

 

Messieurs, en arrivant à la fin de mon rapport, je reconnais autant que personne combien il est à la fois diffus dans la rédaction, tronqué dans les idées et vague dans les conclusions. Mais entre nous tous bons amis réunis pour faire quelque bien, je ne me suis point laissé arrêter par la fausse honte des imperfections du travail que je vous soumets. La bonne volonté est ici le premier mérite : j’espère que vous accueillerez la mienne non seulement comme une excuse pour ce que j'ai dit de trop et de pas assez, mais comme un engagement adressé à chacun des membres du Comice pour qu'il fasse comme moi, bien assuré qu'ils feront mieux que moi : d'ailleurs plus ou moins bien, il faut que chacun mette franchement en commun sa part d'activité et d'intelligence.

Source : Archives départementales de Savoie 1FS 679

1 Souligné dans le texte.

2 Marchand d’œufs et de volailles en gros (dictionnaire de l'Académie française 1798).

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