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L'école des paysans

Quelle place pour les femmes en agriculture ?

15 Mai 2022 , Rédigé par Michel Boulet Publié dans #Agriculture et milieu rural

Cette question est apparue en France à la fin du XVIIIe siècle au moment où se diffusait l'« agriculture nouvelle ».

Pendant des siècles la répartition des tâches au sein des familles d'agriculteurs n'a pas été remise en question. C'est ce que résume Olivier de Serres au début du XVIIe siècle : « L'Antiquité a ordonné à la Femme la charge de la maison comme à l'Homme celle de la campagne ; ainsi nos Ancêtres ayant disposé des choses rustiques (appropriant sagement l'ouvrage à l'ouvrier) ce sera la mère de famille qui disposera de la distribution des vivres pour l'ordinaire dépense, avec néanmoins communication de conseil, requise à tout ménage bien dressé : étant quelque fois à propos, selon les occurrences, que l'Homme dit son avis et se mêle des moindres choses de la maison, et la Femme des plus sérieuses. »1

Au début du XVIIIe siècle, l'agriculture connaît de nombreuses innovations, issues le plus souvent d'expérimentation réalisées par les « agronomes », participant à la mise en œuvre de ce qu'on appelle « l'agriculture nouvelle ». Les transformations techniques, l'évolution des espèces végétales et animales se traduisent par d'importantes évolutions dans l'organisation économique et sociale de l'agriculture.

Il convient donc d'organiser la diffusion des connaissances utiles pour maîtriser les conditions nouvelles de production et de définir le public concerné. C'est à ce moment que surgit une question nouvelle : quelle doit être la place des femmes en agriculture ?

Un des premiers textes y faisant référence est présenté à la Société d'agriculture du département de la Seine en 1801 par Nicolas François de Neufchâteau2. Il y critique l'abbé Rozier qui dans son projet d'installation d'une grande école d'agriculture à Chambord à négliger l'éducation des filles. « L'abbé Rozier n'a fait entrer dans le projet de son école que l'instruction des garçons, et il a oublié, mal à propos à mon avis, celle qu'il faut donner aux filles. Une école d'agriculture pour les hommes ne suffit pas. Il n'est pas moins essentiel que les femmes soient élevées dans les notions et l'amour de ce premier des arts. Je remplirai cette lacune par l'établissement d'un grand pensionnat que m'ont proposé de former quelques bonnes religieuses, attristées aujourd'hui de leur désœuvrement, et qui seront charmées de recevoir au prix le plus restreint possible les jeunes filles de campagne, même les demoiselles dont les parents seraient justement désireux de faire de bonnes ménagères et de respectables compagnes de nos respectables fermiers. Cette innovation dans l'éducation des femmes rendra très florissant le pensionnat de Chambord. »

Il n'est donc pas question de formation technique et économique, mais de préparation de « bonnes ménagères » pour de « respectables fermiers ».

Pourtant, à la même époque un notable va plus loin : le marquis de Cubières met en valeur « les services rendus à l'Agriculture par les Femmes » dans une intervention devant la Société d'Agriculture de Seine-et-Oise, le 18 juin 18093. Notant que « ce n'est point à servir l'agriculture, et la botanique, sa sœur, que se bornent les femmes, l'économie rurale en reçoit aussi les plus grands secours », il développe son argumentaire avec précision :

« Je me bornerai à vous faire remarquer que la fermière porte son attention et ses soins journaliers sur tout ce qui tient à l'administration de la ferme. Elle surveille le colombier, la basse-cour, les étables, la laiterie, le fruitier ; elle s'occupe de la vente des légumes, du fruit, du laitage, des brebis et de leur toison ;
elle est chargée de la récolte et des premières préparations du chanvre, du lin, et, dans les pays méridionaux, de l'importante éducation des vers à soie et de leur produit.

Sa sollicitude la porte à prévenir les besoins du chef de la maison, qui la consulte presque toujours sur ses opérations agricoles.

Elle dirige la conduite des moissonneuses, des sarcleuses, des faneuses, des vendangeuses, etc.

Elle sait provoquer les ouvriers au travail ; elle anime le paresseux par ses amicales remontrances, tandis que, par ses éloges, elle soutient le zèle du plus laborieux.

Elle se fait craindre par un silence affecté ; se fait obéir par la douceur de son commandement, et rend tous ses ouvriers. fidèles par la confiance mesurée qu'elle leur témoigne.

C'est elle qui préside journellement à la préparation de leur nourriture. Dans leurs maladies, elle leur prodigue des soins maternels. Les jours de repos, elle les provoque à des plaisirs champêtres.

Enfin entourée de ses ouvriers, de son mari, de ses enfants, qui font sa principale richesse, elle goûte le bonheur qui suit la bienfaisance ; elle est heureuse. des heureux qu'elle fait ; et cette grande famille, qui n'est esclave ni de la crainte, ni du désir, ni de l'ambition, coule des jours paisibles.

Ce tableau, quoique très resserré, offre à nos yeux l'image du travail sans regrets, du repos sans ennui, de la concorde et des bonnes mœurs.

La plupart des femmes sont associées aux travaux de leurs maris ; mais combien n'en voyons nous pas qui seules se trouvent chargées de la direction de leurs fermes,qu'elles font prospérer par leur activité et leur bonne administration.

S'il m'étoit nécessaire de vous citer des exemples à ce sujet, je n’aurais pas besoin de les aller chercher au loin ; sans sortir de ce département, je pourrais vous signaler des dames qui joignent à une instruction plus que superficielle en botanique des connaissances distinguées en agriculture et en économie rurale dont elles se servent pour faire valoir avec succès leurs propriétés territoriales.

Je crois avoir prouvé, quoiqu'en peu de mots, que les femmes ont contribué et concourent encore tous les jours aux progrès et aux travaux de l'agriculture, de la botanique et de l'économie rurale, et qu'à ce titre nous leur devons l'hommage de notre reconnaissance. »

De son côté, François de Neufchâteau évolue comme le montre une lettre sur l'agriculture dans les départements du Puy-de-Dôme et du Cantal publiée dans les Annales de l'agriculture française.4 « Dans l'état d'abandon, de dénuement et de paresse où l'on a malheureusement laissé vos montagnards, il a dû arriver chez vous ce qui existe encore sur tant d'autres points de la France ; c'est que le sort des femmes y est très malheureux ; qu'elles ont été opprimées dans les temps anciens, et que nulle institution n'a allégé leur esclavage. » Reprenant les descriptions faites par plusieurs auteurs sur la situation des femmes dans des régions de montagne, il insiste : « C'est l'éducation des femmes qui prépare celle des hommes, et le gouvernement doit réparer le long oubli où on les a laissées. On est bien trompé sur ce point ; car on croit que les femmes ont eu toujours trop d'influence sur notre nation française : cela peut être dans les villes et dans les rangs plus élevés ; mais au sein des campagnes, on peut bien assurer que c'est tout le contraire ». Il y a, incontestablement, un changement dans son approche de la situation des femmes en agriculture, il s'intéresse dorénavant à la condition des femmes directement impliquées dans les activités de l'exploitation agricole.

En 1848, le débat préparatoire à la création de l'enseignement agricole pose à nouveau la question de la place des femmes. C'est le député Pierre Joigneaux qui intervient avec force lors de la séance du 22 septembre : « Je désirerais encore que le projet ne condamnât pas à l'oubli les filles de nos cultivateurs, que l'ignorance ou la mauvaise éducation des villes éloignent sans cesse de nos campagnes. Les femmes ont une mission très importante à remplir dans nos exploitations rurales, ne l'oublions pas. Ignorantes, elles ne peuvent que seconder fort mal des hommes intelligents, quand elles n'entravent pas leur marche ; et puis, il ne saurait y avoir entre eux de sympathies durables. Ces femmes, au contraire, ont-elles reçu dans les pensionnats des villes une éducation plus sérieuse, elles croient se ravaler en prenant la direction d'un intérieur d'exploitation, ou bien, si elles acceptent à regret cette direction, c'est le plus souvent pour en compromettre l'avenir.

Il serait donc urgent, à notre avis, de créer sans retard quelques écoles professionnelles pour les jeunes filles des campagnes. Tant qu'il n'en sera pas ainsi, elles s'éloigneront des champs, tandis que les jeunes hommes d'intelligence tendront à y revenir. Or, signaler ces tendances qui se produisent et se produiront en sens inverse, c'est en indiquer implicitement les fâcheuses conséquences. »5

Mais cette proposition n'est pas acceptée, l’idée que les jeunes filles ont besoin d’une formation professionnelle est, en effet, tout à fait « scandaleuse » dans le milieu agricole. Il suffit que la fille apprenne auprès de sa mère les travaux ménagers, ainsi que les travaux agricoles habituellement réservés aux femmes, laiterie, soins de la basse-cour, jardinage.

Pierre Joigneaux reprend le débat dès 1859 avec son livre Conseils à la jeune fermière, publié à Bruxelles, l'ouvrage connaît un grand succès, il est publié en France en 1861, republié en 1874 et dans une nouvelle édition en 1882. Il en précise l'esprit dans le préambule : « La ménagère prend à sa charge, ou tout au moins surveille l'entretien des vaches, des veaux et des porcs. Apprenez-lui donc tout ce qui a rapport aux étables et aux soins à donner aux bêtes; elle doit savoir distinguer les races laitières de celles qui ne le sont pas, les races d'engraissement de celles qui ont de la peine à engraisser. Elle doit connaître la valeur nutritive des aliments et le poids des rations.

La ménagère s'occupe de la laiterie ; mais elle ne connaît bien ni le lait, ni la crème, ni le beurre, et, faute de les bien connaître, elle gâte ou perd parfois une partie des produits. Enseignez-lui donc la manière de tenir une laiterie comme il faut, d'empêcher le lait de tourner, de le refroidir vite au besoin, […] de fabriquer du beurre promptement et à coup sûr, hiver comme été, […]. Enseignez-lui l'art de fabriquer d'excellents fromages […] . La ménagère est chargée de soigner les volailles. Apprenez-lui à faire un choix parmi les meilleures races et à les élever convenablement. » L'auteur va plus loin, « Aux jours de chômage, aux heures de loisir, la ménagère doit exercer son intelligence et acquérir des connaissances utiles. Faites pour elle de bons livres, de ces livres honnêtes qui ornent l'esprit, meublent la tête et ne faussent point le jugement  »6 Ces ouvrages peuvent traiter d'histoire, de poésie, de science ou être des romans.

Parallèlement à ces prises de position d'un élu, en 1872 c'est un professeur d'agriculture au Conservatoire des Arts et Métiers, Louis Moll, qui s'exprime sur le sujet dans une importante intervention devant la Société d'encouragement pour l'Industrie nationale, publiée dans les Annales de l'Agriculture française. [Voir texte ci-après]. Moll estime que le sujet est trop important et a été trop négligé par la plupart des auteurs agronomiques pour que la Société ne lui consacre pas quelques instants. Il affirme qu'en France, « l'influence de la femme, à tous les degrés de l'échelle sociale, est plus grande que nulle part ailleurs. Un autre fait est également constant, c'est que cette influence est plus décisive en agriculture que dans aucune autre carrière, par suite du caractère même de cette profession. Dans la plupart des autres situations, en effet, la femme se borne à conserver, ici elle contribue à produire. »7 Poursuivant son analyse, il note que « Seule, parmi les femmes d'Europe, elle semble posséder cette énergie, cette décision de caractère, cette activité d'esprit et de corps, qui sont si utiles pour la bonne direction d'un faire-valoir. » Et avec un certain esprit de provocation, il n'hésite pas à affirmer que « comme à ces qualités elle joint la promptitude, la justesse d'appréciation et cette finesse de tact qui est le propre de la femme, on comprend que, dans bien des circonstances, elle soit supérieure à l'homme et obtienne des résultats auxquels nous ne pouvons pas toujours atteindre. »

Ceci explique que « Ce n'est, du reste, qu'en France où l'on voit des femmes diriger seules de grandes exploitations. Ce sont souvent des fermières qui, devenues veuves dans le cours d'un bail, n'ont pas hésité, pour éviter les désastreuses conséquences d'une liquidation, à se mettre au lieu et place de leurs maris, et, plus d'une fois, on les a vues rétablir la fortune compromise de la famille. »

Cette analyse et ces prises de position, certes salué par ses confrères, ne conduiront pas pour autant à la création d'établissements d'enseignement professionnel pour les femmes.

A la même époque, l’image dominante de la femme d’agriculteur est tracée dans un livre de lecture rédigé par un chef de bureau au ministère de l’Agriculture, ouvrage dont l'épigraphe est : « L’agriculture est la plus noble des professions »8.

L’auteur y décrit l’emploi du temps de la famille, en été : levée à 4 heures, la femme trait les vaches, pendant que la servante fait la soupe. Puis, elle lève les enfants, fait leur toilette, les habille ; ensuite elle nettoie la maison et fait le dîner. Pendant ce temps, la servante s’occupe du jardin : elle arrose, bêche, sarcle et butte. L’après-midi, la servante garde les bêtes ; la maîtresse de maison répare les vêtements, fait la lessive et « vaque aux mille soins de la maison ». Elle est la dernière à se coucher, car elle inscrit les comptes de la journée et fait « sa ronde pour s’assurer si tout est bien en ordre ».

Pour l'auteur, les activités de la femme d'agriculteur ne s'apprennent pas dans une école professionnelle, mais avec sa mère. D’ailleurs, si le fils de famille suit les cours d’une école pratique d'agriculture, la fille ne va qu’à l’école primaire du village.

La femme n'est considérée que comme épouse et mère, cette conception dominante explique que les réalisations en matière d'enseignement agricole féminin soient rares. Ce n’est qu'avec la loi du 30 juillet 1875 sur l'enseignement élémentaire pratique de l'agriculture que les premiers établissements féminins apparaissent. Le premier est l’école installée, en 1884, dans la commune de Hanvec (Finistère), dans le château de Kerliver. Le domaine et le château font partie d'une donation de M. Dehaies de Montigny à la commune de Hanvec, à la charge, par celle-ci, de consacrer les ressources en provenant à la création d'une école destinée à former de « bonnes ménagères ». L'école est ouverte le 3 mars 1884 avec 7 élèves, elles sont 15, en octobre 1884, puis 18, une année plus tard. Le nombre de 18 a été conservé jusqu'en octobre 1890, la dimension des locaux ne permettant pas, l'admission d'un plus grand nombre d'élèves.

Conformément aux intentions du donateur, le recrutement des jeunes filles se fait dans la commune de Hanvec ; 2 d'abord, et plus tard 4 élèves, considérées comme entretenues sur les fonds de la subvention de l'État, devaient être recrutées en dehors de la commune de Hanvec.

Les conditions de vie dans l'établissement sont originales, ainsi que les décrit l'inspecteur général de l'Agriculture Randoing : « On voulait, suivant l'expression de M. de Montigny, faire de bonnes ménagères, mais il fallait éviter de donner aux jeunes filles des habitudes de bien-être qui les auraient déclassées, au retour dans leurs familles. C'est dans ce but que le régime ordinaire des populations agricoles de la basse Bretagne a été maintenu. Le pain bis de froment, mélangé d'une petite quantité de seigle ou de sarrasin, la bouillie de farine de sarrasin ou d'avoine et le beurre constituent la base de la nourriture des élèves. Rien n'est changé dans l'alimentation qu'elles avaient coutume de recevoir chez leurs parents ; il n'y a que la propreté en plus. [sic] L'expérience a montré que cette manière de voir présentait des avantages : les petites Bretonnes n'en souffrent pas, loin de là, et quand elles retournent chez leurs parents, elles sont recherchées en mariage. »9 Quant à la directrice de l'école, Mlle Couturier, elle a une curieuse appréciation de ses élèves ainsi qu'on peut le lire dans la conclusion de son rapport d'activité pour 1891 : « Nos jeunes filles sont très arriérées, mais elles sont dociles et font preuve d'une grande bonne volonté »10… !

Un autre établissement pour jeunes filles est créé près de Rennes, s'adressant à une autre population. L'École agricole ménagère et de laiterie pour les jeunes filles, de Coëtlogon est installée le 4 février 1886 par arrêté ministériel, à la demande de la Chambre de commerce de Rennes, avec le concours de cette ville et du département d'Ille-et-Vilaine. Son but est de « donner une bonne instruction professionnelle aux filles de cultivateurs, propriétaires et fermiers, en les habituant à la pratique raisonnée des manipulations du lait, de la fabrication du beurre et du fromage, de soins à donner aux vaches laitières, à la basse-cour et au jardin potager. » A tour de rôle, elles sont employées à la tenue des comptes, à la cuisine, au blanchissage et elles font un peu de couture ; chacune doit au moins entretenir son linge et ses vêtements. Les élèves complètent également leur « éducation générale »,

Cependant les conceptions de la directrice sont parmi les plus traditionnelles ainsi qu'elle les exprime lors VIe congrès international d'agriculture tenu à Paris du 1er au 8 juillet 1900. Dès l'introduction de son rapport, elle insiste sur le fait que la femme, différente de l'homme, « a des qualités et une mission différentes. A l'homme d'une manière spéciale, l'intelligence, la force, le conseil. A la femme, l'intelligence du cœur et cet instinct secret de mille choses qui échappent à son compagnon. La grande force de la femme est l'influence. » L'enseignement agricole doit reposer sur des bases fondamentales : « Dans la jeune fille il y a en germe la femme, la mère et la maîtresse de maison. Préparons donc la femme à l'accomplissement de ses devoirs et à cette mission toute de douceur et d'influence. Qu'elle aime les travaux de son mari et s'y intéresse ; qu'elle l'encourage et lui aplanisse les difficultés. Comme mère de famille, préparons la à l'éducation de ses enfants, à leur surveillance, à leur direction. A la future maîtresse de maison, apprenons la fermeté douce et persuasive, l'humanité envers ses subalternes. A elle d'enseigner le respect, la confiance, de faire que chacun soit dignement à sa place et que tout converge au bonheur de tous dans le ménage et dans la famille. »11

Elle fait adopter à l'unanimité par le Congrès les conclusions suivantes dont la quatrième est à souligner !

« 1° Les Écoles de laiterie et les Écoles ménagères rurales pour les jeunes filles doivent être de plus en plus encouragées et répandues ;

2º Comme direction, elles doivent être maintenues dans la simplicité et dans l'esprit de l'éducation familiale ;

3º La jeune fille doit être préparée à sa vie de femme, en la sortant le moins possible de son milieu et en le lui faisant aimer ;

4° Pour former la femme, il faut lui conserver la mission spéciale pour laquelle elle est faite, et ne pas la sortir du domaine des professions qui conviennent à son sexe ; ne pas encourager les revendications des droits différents des siens ou les empiétements sur le domaine de l'homme. »

En 1905, l’ancien ministre de l’Agriculture Jules Méline voit dans l’enseignement ménager agricole un moyen de stopper l’exode des jeunes agriculteurs vers la ville en maintenant les jeunes filles dans les campagnes. Il s’agit d’un enseignement donné dès la sortie de l’école primaire, « à l’âge où la jeune fille commence à réfléchir et à se former. Si on l’abandonne à elle-même à ce moment, elle sera vite rebutée par les rudes travaux de la ferme et tournera d’instinct ses regards vers les séductions de la ville. C’est l’instant psychologique où il faudrait lui donner le goût de la vie agricole. On les arrache ainsi à la tentation de devenir des demoiselles ou des femmes de fonctionnaires. Du même coup, on retient au village une foule de jeunes gens qui ne quittent bien souvent la terre que parce qu’ils ne trouvent pas de femmes pour partager leur existence, et diriger leur maison »12.

A lire ce texte, il apparaît que les filles ne se reconnaissent plus dans l’image de la femme d'agriculteur qu’on leur proposait précédemment. De plus en plus fréquemment, elles veulent une autre vie, influencées en cela par les informations sur la ville qu’elles obtiennent par les voyageurs plus nombreux et par l'enseignement de l’école primaire du village.

Il est donc nécessaire de faire pour les filles ce qui avait été fait pour les garçons : créer un enseignement agricole afin de les retenir. Cependant, Méline connaît le maigre bilan de l’enseignement agricole masculin, et il sait que les raisons de l’exode sont profondes. C’est pourquoi il va plus loin et propose une modification de la place des femmes. « Quand nous déciderons-nous à créer un véritable enseignement agricole des femmes, capable de réveiller en elles le goût de la vie rurale et de ramener cette masse de jeunes filles qui bien souvent quittent à regret leur village et ne demanderaient pas mieux que de se consacrer à l’agriculture, si on ne les reléguait pas dans les parties les plus ingrates et les moins faites pour elles de l’exploitation agricole ? […]. Le jour où elles feront partie intégrante de l’état-major de la ferme et où elles auront le sentiment de leur dignité et de leur utilité, elles seront plus fières d’être fermières que couturières, modistes ou femmes de fonctionnaires. De toutes les réformes qu’on peut entreprendre dans l’intérêt de l’agriculture, si l’on veut arrêter la désertion des campagnes, il n’en est pas de plus pressante que celle de l’enseignement des femmes et c’est sur ce point qu’il est temps que les Sociétés Agricoles et le gouvernement portent leur attention, tous leurs efforts ».13

Que les femmes soient dans « l’état-major de la ferme » est difficile à faire accepter, alors même que cela n’est le cas dans aucun secteur de la société française. De plus, l'économie a besoin que l’exode agricole se poursuive afin de répondre aux besoins de main d'œuvre des secteurs en expansion.

Cependant à la veille de la Première Guerre mondiale commence à s'affirmer la nécessité d'améliorer la formation agricole des jeunes filles, par la mise en place d'un corps professoral de qualité. Deux projets de loi sur l'enseignement agricole sont déposés par le député Fernand David en 1910, puis par le ministre de l'Agriculture, Jules Pams en 1912. Ils font l'objet d'un rapport de Plissonnier, député de l’Isère, présenté le 20 février 1913 à la Chambre. Le texte est adopté, avec des modifications, le 6 mars 1914 et transmis au Sénat le 16. La guerre fait qu’il ne sera examiné qu'en janvier 1917, suivant un rapport établi par Viger, ancien ministre de l’Agriculture.14

Dans ce document, Viger, dans un chapitre consacré aux « créations nouvelles imposées par la guerre », insiste sur la nécessité de la formation professionnelle des femmes travaillant dans le secteur agricole. Il rappelle que :

« Les femmes de la campagne, pendant la guerre, en l'absence du mari parti pour la défense de la Patrie, ont été si admirables au travail du sol et ont rendu de si grands services dans la gestion des fermes où elles restaient presque abandonnées qu'il est maintenant pleinement démontré que la femme française peut être agricultrice, peut diriger seule un domaine. Des veuves et des orphelines de la guerre ont demandé à M. le Ministre de l'Agriculture d'entrer dans des écoles d'agriculture ou d'horticulture de jeunes filles en vue de diriger les propriétés que leur père ou leur mari tué à l'ennemi venaient de leur laisser. M. le Ministre n'a pu
leur donner satisfaction, ces écoles n'existant pas encore. Le projet de loi comble cette lacune : il permet de créer des écoles d'agriculture et des écoles d'horticulture pour jeunes filles, analogues à celles qui existent déjà pour les garçons.
 »15

Cette analyse est reprise par le député Simon Plissonnier dans le rapport fait au nom de la Commission de l'Agriculture de la Chambre des Députés, lors de l'examen du projet de loi en juillet 1918.16

Mais, dès 1925, le sous-secrétaire d'État à l'Agriculture, Henri Queuille publie des instructions, nettement en retrait.17 Il s’en explique dans son introduction, en reconnaissant que la « paysanne de France » peut, certes, dans des circonstances exceptionnelles diriger l’exploitation mais « ce serait commettre une lourde erreur que de donner aux jeunes filles, en prévision de cette éventualité, le même enseignement qu’aux jeunes gens. Ce serait méconnaître le rôle essentiel de la fermière, qui doit être normalement non pas la suppléante, mais la collaboratrice de l’agriculteur en assumant des tâches nettement différenciées et spécialisées ».

Il est donc particulièrement intéressant de se reporter à ce texte où est développée l'analyse officielle de ce rôle, à la fois agricole, économique et social.

« Rôle agricole : la fermière est d'abord l'auxiliaire du cultivateur ; bon nombre de ses occupations habituelles ne supposent aucun apprentissage scolaire spécial (cueillette des récoltes, garde des troupeaux, etc.). Mais elle est en outre et surtout une collaboratrice très spécialisée dans certaines parties de la production agricole », telles que basse-cour, porcherie, soins aux animaux domestiques, laiterie, beurrerie, fromagerie, jardin potager.

« Rôle économique : la fermière assure la vente et le débouché des produits, « avec cette particularité que souvent le bénéfice réalisé ne se confond pas avec la productivité générale de l'entreprise, mais est affecté à subvenir aux besoins du ménage ». La fermière doit « gérer le ménage, [c'est-à-dire] administrer la consommation domestique, de façon à satisfaire aux besoins, conformément aux prescriptions de l'hygiène et suivant les exigences de la plus stricte économie ». Elle doit éviter d'acheter ce que l'on peut produire ou confectionner soi-même. Cette économie ménagère agricole est différente de l'économie ménagère urbaine : « à la ville, on doit pourvoir aux besoins de la maison presque exclusivement à l'aide de débours en argent, [. . .] ; à la campagne au contraire, on vit autant que faire se peut, sur les ressources de l'exploitation, tant par esprit d’épargne que par suite des difficultés du ravitaillement ».

« Rôle social : la fermière n'est pas seulement la gardienne du foyer rural, mais elle doit, et c’est là l’essentiel dans son rôle social, s'efforcer de le faire aimer de ses hôtes et prévenir l'exode rural en faisant régner autour d'elle le maximum de confort et de bien-être. […]. La fermière doit être la bonne fée prévenante et vigilante de sa maisonnée, elle est d’abord l'infirmière née, […]. [Elle est] enfin et surtout une mère de famille […]. Le rôle social de la fermière ne se borne pas à assurer le bien-être matériel de la famille, mais à veiller sur son bien-être moral […], on la consulte fréquemment dans les cas embarrassants et sa sagesse et sa pondération sont souvent d'un grand secours au maître de maison. Il faut dont qu'elle soit à même de donner des conseils éclairés et qu'elle puisse orienter dans le sens des améliorations agricoles progressives l'activité de l'agriculteur ».

Pour le législateur comme pour les représentants de l’agriculture, l’enseignement agricole féminin doit donc être spécifique.18

De fait, seul l'Institut national agronomique offre une formation professionnelle identique aux jeunes gens et aux jeunes filles. Mais, cette possibilité apparaît comme purement « psychologique » car peu de familles sont disposées à faire suivre des études professionnelles de haut niveau à leurs filles. De 1918 à 1939, seules 19 jeunes filles deviennent ingénieurs agronomes !19

Dans l'enseignement agricole privé, les responsables des établissements pour jeune filles, estiment qu'il ne s'agit pas pour les femmes de savoir gérer une exploitation agricole, mais « d'être, sans plus, "fermière" au sens réel du mot, et "ménagère" avant tout ».20 L'enseignement privé assure donc uniquement un enseignement agricole ménager. L'École supérieure d'agriculture pour jeunes filles de Gometz-le-Chatel en Seine et Oise formule ainsi son objectif : « Apprendre aux jeunes filles à entretenir l'intérieur de la maison et de la ferme, à y faire régner l'ordre et l'économie, à surveiller les travaux des champs, à devenir l'auxiliaire éclairée de son mari ». Ceci montre que l'Église et la Société des Agriculteurs de France maintiennent leur conception traditionnelle de la femme rurale.

En 1938, un important rapport au Président de la République sur la formation professionnelle agricole est présenté par le président du conseil, Edouard Daladier, le ministre de l'agriculture, Henri Queuille, le ministre de l'éducation nationale, Jean Zay et le ministre des finances, Paul Marchandeau.21

« L’inquiétante diminution de la population des campagnes entraîne une transformation rapide et profonde des anciennes pratiques culturales et impose une technique agricole nouvelle qui ne peut être mise en œuvre que par des praticiens qualifiés, éclairés et instruits.

Il faut donc former en grand nombre des hommes et des femmes qui, à tous les échelons et dans toutes les circonstances de la vie rurale, soient capables de comprendre leur tâche et de la bien remplir. »

« C’est pourquoi nous proposons de développer l'enseignement postscolaire agricole en augmentant progressivement le nombre de cours existants, en les dotant de moyens d’action accrus, de façon à en faire de véritables centres de formation professionnelle agricole. »

Mais, la conception du rôle des femmes demeure inchangée comme l'indique le décret du 17 juin 1938 par son article 8 : « L’enseignement agricole ménager postscolaire a pour objet d’assurer la formation professionnelle des jeunes filles occupées à des tâches ménagères agricoles et familiales. », ajoutant même que « L’enseignement agricole ménager postscolaire peut également être donné par correspondance ». !

Ainsi que l'indique Janine Caniou dans sa thèse, durant les années 30, « un recentrage s'opère autour du pôle maternel de l'activité féminine, la paysanne est avant tout mère au foyer, elle n'est paysanne que par sa position de femme de paysan qui développe autour d'elle l'amour de la vie rurale ».22

Sous le régime de Vichy, le texte dit « loi » du 5 juillet 1941 prévoit que les écoles d'enseignement ménager agricole «  ont pour objet de développer l'instruction générale des jeunes filles se destinant à l'agriculture et de leur assurer une formation ménagère agricole ». (art. 5). Mais dans le décret d'application du 9 septembre 1943, il n'est plus question d'instruction générale, on y insiste à nouveau sur le rôle de la femme dans la lutte contre le départ des jeunes de la terre. Le programme des études, annexé à l’arrêté d’application, indique donc que « les Écoles d’Enseignement ménager agricole doivent donner aux jeunes filles une éducation morale et sociale spécialement adaptée à la vie paysanne et susceptible de faire naître chez les élèves une mystique [sic] rurale capable de freiner l’exode vers les villes ».

L'idéal féminin dominant peut être résumé par une phrase d'un ouvrage du jésuite Louis Barjon vantant la famille paysanne : « Comme une abeille diligente affairée tout le jour de mille soins menus, voici la mère douce providence de la maison. »23

 

Après la guerre l'évolution est lente et il faut attendre la Cinquième République pour voir se dessiner une nouvelle politique agricole. L'un des objectifs de la loi d'orientation agricole du 5 août 1960 est : « De promouvoir et favoriser une structure d’exploitation de type familial, susceptible d’utiliser au mieux les méthodes techniques modernes de production et de permettre le plein emploi du travail et du capital d’exploitation. » (art. 2), ce qui est une rupture nette avec la conception précédente qui ne définissait pas de modèle d'exploitation. Mais, s'il est question d'exploitation familiale, on n'aborde pas le rôle des femmes dans l'évolution souhaitée.

Les travaux législatifs et les prises de position des acteurs de l'enseignement agricole lors de la réforme adoptée le 2 août 1960 conduisent à souligner la nécessité de la formation professionnelle des jeunes filles. Le rapport sur le décret d'application du 20 juin 1961 précise en ce qui concerne l’enseignement féminin : « La femme peut accéder à toutes les formes d’enseignement agricole prévues au titre I er du décret, et donc atteindre un degré de culture, un niveau de formation professionnelle et des titres équivalents à ceux de l’homme. » Mais il indique aussitôt que « les programmes devront être adaptés en vue de permettre à la femme d’assumer pleinement son triple rôle au sein de la vie rurale : familial, professionnel et social. » Ce qui conduit à « prévoir les établissements destinées à former les professeurs dans les disciplines spécifiquement féminines […] qui sont indispensables au développement de l’enseignement agricole féminin et à la préparation des cadres supérieurs féminins dont la profession agricole a besoin. »

Il y a à la fois, l’idée de parité de niveau et de culture et, en même temps, l’affirmation que pour atteindre cette parité, on doit continuer à avoir des établissements spécifiques pour les jeunes filles et des centres de formations d’enseignants distincts.

Le débat reprend un an plus tard, lors du débat sur la loi de programmation du développement de l'enseignement agricole. C'est Marie-Madeleine Dienesch, rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales qui souligne les enjeux de l'enseignement proposé aux jeunes filles.

« Je voudrais aussi vous dire un mot de l 'enseignement féminin. Je crois que là vous allez contre l'évolution moderne de l'agriculture.

Je ne dis pas cela, croyez-moi, par féminisme exagéré . Je me fais simplement l'écho de tous les milieux de jeunes rurales. C'est ainsi que — je m'excuse de cette allusion à mon département — dimanche dernier, j'assistai encore à des travaux faits par de jeunes rurales ; eh bien, elles étaient unanimes à réclamer une formation professionnelle digne de ce nom.

Monsieur le ministre, avez-vous bien pensé qu'il y a encore 317.000 femmes qui ont seules la responsabilité de l 'exploitation ?

De plus, partout où il y a exploitation, il y a partage des responsabilités entre l'homme et la femme et il est absolument dérisoire d'imaginer que la femme ne doit pas être au courant de l'évolution de l'exploitation.

Non seulement le désir de s'instruire est très vif dans le cœur de toutes nos jeunes rurales, mais elles éprouvent aussi la nécessité de connaître pour partager les responsabilités et assumer comme elles ont déjà commencé à le faire une partie du secteur de la production.

Enfin, le rôle de la femme est capital dans le maintien d'hommes valables, des meilleurs, à la terre, et pour inciter à la modernisation de l'exploitation. Je vous assure que si vous ne donnez pas à la femme la connaissance de son métier, qui est celui de son mari, vous l'empêcherez de remplir ce rôle. »24

Ce à quoi le ministre Pisani ne répond pas clairement :

« […] pour les jeunes filles, un triple objectif nous est proposé : formation générale, formation ménagère, formation technique. Des nuances importantes doivent exister entre l'enseignement donné aux jeunes filles et celui qui est donné aux jeunes gens, encore qu'il ne faille pas — et je rejoins en cela très fermement ce qu'a déclaré votre rapporteur hier — donner aux jeunes filles un enseignement au rabais. Leurs exigences sont égales à celles des garçons. Je dirai même que l'un des drames que connaît la jeunesse rurale est le fait que beaucoup de jeunes filles préfèrent aujourd'hui, à n'importe quel prix, quitter la campagne et épouser un citadin, plutôt que de vivre à la ferme dans les mêmes conditions où leur mère y a vécu. »25

Progressivement les formations proposées aux jeunes filles se précisent.

On trouve dans le secteur relié à l’agriculture, le tourisme à la ferme, l’horticulture (mais uniquement pour s’occuper des fleurs et non des productions de grands champs !…).

Autre secteur auquel les femmes sont « prédestinées », celui des emplois « d’agent de bureau et de secrétaire », correspondant au fort développement, durant les années 60, des organisations d’encadrement de l’agriculture, où se manifestent des besoins dans ces domaines. Le secteur de la vente, vente des produits agricoles, vente des produits de l’agro-alimentaire est également qualifié de féminin.

Le travail de laboratoire est, lui aussi, considéré comme féminin, les jeunes femmes paraissant plus attentives, faisant preuve de plus de dextérité manuelle, ce qui conduit à ouvrir des formations depuis le BEPA jusqu’au BTSA. Enfin, on commence à développer des formations pour des métiers qui ne sont pas spécifiques au milieu rural, travailleuse familiale, travail social, métiers de la santé etc... ce qu’on rassemblera sous les termes « services en milieu rural ».

Au total, dans ces années 70, on note un renforcement de la coupure entre garçons et filles en matière de formation professionnelle, et, en même temps, l’existence d’un débat sur la nécessité de faire disparaître un enseignement féminin distinct. C’est après 1972, qu’est décidé le passage à la mixité, ravivant le fameux problème de l’internat et de la vie dans des collectivités où se retrouvent garçons et filles26.

A la fin des années 70, l’enseignement agricole est officiellement mixte, c’est dire que les jeunes filles peuvent entrer dans les mêmes établissements que les garçons, mais elles se retrouvent toujours dans certaines formations et il n'est pas certain que leur orientation soit toujours choisie. Ce que j’ai constaté lors de ma mission sur l’échec scolaire au début des années 80, c’est que dans la majorité des cas, cette orientation est subie, tant dans les établissements publics que privés27. A l’entrée, les directeurs et les enseignants expliquent aux jeunes filles qu’elles ne peuvent pas choisir n’importe quelle filière. Ainsi, lorsqu’une jeune fille a envie de suivre une formation dans le secteur de la production, on lui explique - et ce n’est pas entièrement faux - que, compte tenu des possibilités de débouchés, elle prend des risques. Je vois, par exemple, dans certains établissements publics, que l’on fait signer aux jeunes filles un papier où elles s’engagent à trouver elles-mêmes les stages qu’elles doivent suivre, car le lycée ne peut s’en charger ; ce papier est, bien sûr, totalement illégal. On affirme ainsi aux filles qu’elles sont les égales des garçons, mais qu’elles ne peuvent suivre les mêmes formations qu’eux. La jeune fille qui a vraiment envie de suivre une formation dans certains secteurs liés à la production agricole, doit donc être prête à se battre, avec l’aide de sa famille, pour trouver des stages.

Quant à la définition du statut de la femme travaillant dans la production agricole, elle ne sera précisée que dans la loi d'orientation agricole du 5 janvier 2006 dont l'objectif est de faire évoluer l’exploitation agricole vers l’entreprise agricole Son article 21 indique : «  A compter du 1er janvier 2006, le conjoint du chef d’exploitation ou d’entreprise agricole exerçant sur l’exploitation ou au sein de l’entreprise une activité professionnelle régulière opte, selon des modalités précisées par décret en Conseil d’État, pour l’une des qualités suivantes :

collaborateur du chef d’exploitation ou d’entreprise agricole ;

salarié de l’exploitation ou de l’entreprise agricole ;

chef d’exploitation ou d’entreprise agricole.

[…] Les dispositions du présent article sont également applicables aux personnes qui sont liées par un pacte civil de solidarité ou qui vivent en concubinage avec le chef d’exploitation ou d’entreprise agricole. »


Il a donc fallu deux siècles pour que soit reconnue la place de la femme dans la production agricole, mais les enquêtes montrent qu'il y a souvent loin du texte législatif aux réalité de terrain.

Michel Boulet

Document de travail (2000 – actualisé en mai 2022)

Notes

1 Olivier de Serres. Le Théatre d'agriculture et mesnage des champs. Réimpression de l'édition de 1605 publiée sous les auspices du Comité national Olivier de Serres. Genève, Editions Slatkine, 1991, 997 + annexes. p. 815.

2 N. François de Neufchâteau. Mémoire sur la manière d'étudier et d'enseigner l'agriculture et sur les diverses propositions qui ont été faites pour établir en France une grande école d'économie rurale. Lu à la Société d'Agriculture du département de la Seine en 1801. Blois, Imprimerie de Aucher-Eloy, 1827, 111 p ; p. 59-60. ark:/12148/bpt6k65450996 Le texte est repris par François de Neufchâteau, en introduction du Dictionnaire d'agriculture pratique paru en 1827. Nicolas François Neufchâteau (1750-1828), député des Vosges à l'assemblée législative (1791-1792), ancien ministre de l'intérieur (1797, 1798-1799), agronome auteur de nombreux articles et traités sur l'agriculture nouvelle.

3 « Extrait d'un discours sur les services rendus à l'Agriculture par les Femmes. Par M. de Cubières l'aîné, Membre de plusieurs Sociétés savantes ». Annales de l'Agriculture française, 1809, Tome XL, p. 312-323. Louis Pierre de Cubière (1747-1821), passionné de botanique, il a présidé la Société d'Agriculture de Seine et Oise.

4 « Lettre de M. le comte François de Neufchâteau à M. Tiolier, ancien administrateur et conseiller à la Cour royale de Riom, sur les besoins et les ressources de l'agriculture dans les départemens du Puy-de-Dôme et du Cantal, formés de la ci-devant Auvergne. » Annales de l'Agriculture française, tome LXIII, 1815, p. 49-101 ; p. 89-92

5 Voir sur ce blog le texte consacré à Pierre Joigneaux. https://ecoledespaysans.over-blog.com/2020/09/pierre-joigneaux-le-promoteur-de-l-enseignement-agricole-feminin.html

6 Joigneaux, Pierre. Conseils à la jeune fermière. Paris, G. Masson, 1882, 175 p. ; p. 1-5.

7 Moll. « La femme en agriculture ». Annales de l'Agriculture française, 6e série, Tome troisième, janvier à juin 1872, p. 408-416. Souligné par l'auteur.

8 Marchand, Henry. Tu seras agriculteur. Histoire d'une famille de cultivateurs. Paris, Armand Colin et Cie, 1889, 352 p.

9 Randoing, inspecteur général de l'Agriculture. « École pratique d'agriculture de Kerliver (Finistère). Ministère de l’Agriculture. Rapport sur l’enseignement agricole en France publié par ordre de Monsieur VIGER, ministre de l’agriculture. Paris, Imprimerie Nationale. 1894. 2 tomes. 270 et 214 p. T. 2. GROSJEAN, Rapport et monographie des diverses institutions d'enseignement agricole.p. 78-80.

10 Couturier, Mlle. « Rapport sur le fonctionnement de l'école de laiterie de Kerliver pendant l'année 1890. ». Ministère de l'Agriculture. Bulletin, 1891, p. 447-448.

11 Bodin, E. « L'enseignement spécial des jeunes filles dans les écoles de laiterie et dans les écoles ménagères. » VIe Congrès international d'Agriculture, Paris 1er au 8 Juillet 1900. Tome premier. Organisation, règlement et programme. Rapports et travaux préliminaires. Paris, Masson et Cie, Editeurs, 1900, 776 p. ; p. 196-199. Souligné par l'auteur.

12 Méline, Jules. Le retour à la terre et la surproduction industrielle. Paris, Hachette, 1905, 320 p. ; p. 161-162. ark:/12148/bpt6k73016h

13 Idem, p.166.

14 Rapport fait au nom de la Commission chargée d'examiner le projet de loi, adopté par la Chambre des Députés, sur l'organisation de l'enseignement professionnel public de l'agriculture, par M. Viger, sénateur. Journal officiel. Débats parlementaires du Sénat, annexe n°7, 11 janvier 1917, p.62-83.

15 Idem, p. 78-79.

16 Plissonnier, Simon. « Rapport fait au nom de la Commission de l'Agriculture chargée d'examiner le projet de loi, adopté par la Chambre des Députés, adopté avec modifications par le Sénat, sur l'organisation de l'enseignement professionnel public de l'agriculture ». Journal officiel. Débats parlementaires de la Chambre des députés, annexe au procès-verbal de la séance du 2 juillet 1918.

17 « Instructions générales sur la méthode et les programmes de l'enseignement postscolaire agricole féminin ». Ministère de l'Agriculture. Enseignement agricole. Lois, décrets, arrêtés, circulaires et instructions. Paris, Imprimerie nationale, 1921, 246 p. ; p. 139-145.

18 Pour une analyse de l'enseignement agricole féminin entre 1918 et 1940 voir https://ecoledespaysans.over-blog.com/2018/04/la-charte-de-l-enseignement-agricole-2-aout-1918-v-l-enseignement-feminin.html

19 Estimation faite à partir de l’Annuaire de l’Association amicale des anciens élèves de l’INA, édition de 1970.

20 Lavallée, P. « L’enseignement agricole libre ». Association des anciens élèves de Grignon. Un siècle d’enseignement agricole - Centenaire de Grignon. Saumur : Imp. Rolland. 1926. Tome I, p. 239-250 ; p. 247.

21 Journal officiel de la République française, 26 juin 1938, p. 7324-7325.

22 Caniou, Janine. L’enseignement agricole féminin, de la fin du 19e siècle à nos jours. Thèse de 3e cycle en Sociologie de l’Éducation, Université René Descartes-Paris V, 1980, 316 p. + un vol. d’annexes, 55 p. ; p.118.

23 Barjon, Louis. Le paysan. Le Puy, X. Mappus, 1941, 307 p. ; p.255.

24 JO Débats parlementaires. Assemblée nationale. Année 1962, n° 54, 4 juillet 1962, p. 2162.

25 JO Débats parlementaires. Assemblée nationale. Année 1962, n° 55, 5 juillet 1962, p. 2185

26 Boulet, Michel. Filles et garçons dans l’enseignement agricole Origine, formation, insertion.

https://ecoledespaysans.over-blog.com/2019/01/filles-et-garcons-dans-l-enseignement-agricole-origine-formation-insertion-2000.html

20 Boulet, Michel. Bâtir l’enseignement agricole de la réussite des jeunes et du développement rural - Rapport au ministre de l’Agriculture, février 1983. Paris, Ministère de l’Agriculture - DGER, 1983, 57 p. + annexes.

https://ecoledespaysans.over-blog.com/2017/10/rapport-sur-l-echec-solaire-dans-l-enseignement-agricole-1982_1983.html

La femme en agriculture *

Louis Moll, professeur au Conservatoire des arts et métiers.


Ce sujet est trop important et il a été trop négligé par la plupart des auteurs agronomiques pour que la Société ne lui consacre pas quelques instants.

En France, c'est un fait connu, l'influence de la femme, à tous les degrés de l'échelle sociale, est plus grande que nulle part ailleurs. Un autre fait est également constant, c'est que cette influence est plus décisive en agriculture que dans aucune autre carrière, par suite du caractère même de cette profession. Dans la plupart des autres situations, en effet, la femme se borne à conserver, ici elle contribue à produire.

Non seulement le ménage y est, toutes choses égales d'ailleurs, plus important qu'à la ville, parce que le personnel à gages est toujours ou presque toujours nourri à la ferme, mais il y a certaines branches, telles que le potager, la basse-cour, la laiterie, qui ne peuvent être exploitées que par la femme, et dont les résultats bons ou mauvais dépendent entièrement d'elle.

Aussi, est-ce avec un vif regret que je suis forcé de constater ici que, en France, la femme s'est presque toujours montrée plutôt hostile que favorable, plutôt nuisible qu'utile à l'agriculture.

Femme d'un grand propriétaire, il est rare qu'elle n'entrave pas le désir de son mari de faire valoir, et, s'il cultive, qu'elle ne le tourmente pas pour cesser. Fille d'un riche fermier, toutes ses aspirations sont pour la ville; épouser un notaire, un avoué, un médecin, un marchand, lui paraît mille fois préférable que prendre un agriculteur, fût-il des plus distingués. Plus d'un jeune cultivateur s'est vu forcé de changer de carrière par suite de l'impossibilité de trouver à se marier convenablement. Mère de famille, elle est la première à détourner ses enfants de la profession de leur père.

Dans les rangs inférieurs, c'est elle qui engage son mari à ouvrir un petit commerce, un cabaret, qui l'excite à acheter des terres plutôt que d'employer ses ressources à améliorer celles qu'ils possède déjà. Enfin, partout, en haut comme en bas, on la voit l'ennemie des innovations.

Malgré la grandeur de l'intérêt en jeu, peut-être me serais-je abstenu de cette espèce de réquisitoire contre la plus belle moitié de mes compatriotes, si je ne croyais pouvoir en même temps indiquer les causes de ce travers et les moyens d'y porter remède.

Sans doute la Française a le sentiment de la sociabilité plus développé que l'Anglaise et l'Allemande ; la solitude lui pèse davantage ; les plaisirs bruyants du monde ont pour elle plus d'attraits, et cela seul suffirait pour expliquer sa répulsion pour la vie des champs.

Mais il y a d'autres causes encore et celles-là dépendent de nous. Citons en première ligne, comme intéressant non seulement la grande mais encore la petite culture, la disposition générale de nos fermes. Tandis que la grande ferme allemande est une manière de château ; que la ferme anglaise est un ravissant cottage tout entouré de verts gazons, de boulingrins et de fleurs, la ferme française, petite ou grande, est une sale usine, une espèce de bouge planté au milieu des fumiers, à proximité des logements des animaux, où rien n'a été prévu, non seulement pour l'agrément et le confort, mais même pour la salubrité des habitants. Or, c'est un fait constant que, même dans les classes inférieures, la femme a, plus que l'homme, le sentiment du beau, le sentiment artistique. « J'aimerais l'agriculture, disait Mme de Staël, si elle ne sentait pas le fumier. »

Cette pensée existe, quoique formulée de diverses manières, dans toutes les têtes féminines, en haut comme en bas de l'échelle sociale. Donnons donc satisfaction à la femme, sous ce rapport ; laissons là cette colossale niaiserie qu'on appelle l'art pour l'art, et faisons de l'art là où il est utile.

Nous avons, en France, dans le pays de Caux, de charmants modèles en fait d'habitations rurales, grandes et petites. Aussi, dans cet heureux et riche pays, les jeunes filles ne craignent nullement de s'enfouir dans une ferme. De Gasparin faisait déjà remarquer qu'un propriétaire avait tout intérêt à rendre confortables les demeures de ses fermiers et métayers, parce qu'il était sûr ainsi de mettre l'influence de la femme de son côté.

La nourriture des gens est une autre et puissante cause de répulsion pour les jeunes femmes d'agriculteurs. En Angleterre, dans une partie de l'Allemagne et dans le midi, le grand exploitant ne nourrit pas son personnel. La maîtresse de maison n'a donc à surveiller et diriger que le ménage de sa famille, ce qui lui épargne non seulement beaucoup de fatigue, mais encore les ennuis qui résultent des prétentions et des plaintes fréquentes des gens.

On sait maintenant comment il est possible d'introduire cette organisation à peu près partout ; mais on sait aussi qu'avec de l'entente, de l'esprit de justice et de bienveillance et une surveillance active, le ménage de la ferme n'offre pas les difficultés et les embarras qu'on lui attribue généralement. Un spirituel écrivain qui paraît fort au courant des choses agricoles a formulé la situation en deux mots : « Petit ménage à la ville, corvée ! — Grand ménage à la ferme, fonction ! »

Dans les classes inférieures, la nature et souvent l'excès du travail auquel les femmes sont obligées de s'astreindre les dégoûtent de la culture. De là leur empressement à venir servir à la ville, ou à prendre un travail industriel (confection de gants, de dentelles, etc.), ou, si elles sont mariées, à monter un petit commerce, un cabaret, un café.

Mais la principale cause, en haut comme en bas, c'est l'absence de toute instruction spéciale provenant de l'absence d'enseignement professionnel, cause qui, dans les classes aisées, se complique encore de cette éducation antiagricole que les jeunes filles reçoivent dans les pensionnats des grandes villes.

« Toute jeune fille bien élevée, a dit un écrivain moderne (Alph. Karr), est prête à remplir convenablement les fonctions de femme d'un médecin, d'un notaire, d'un avocat, d'un négociant. Il n'en est pas de même des fonctions de la femme d'un agriculteur : pour les exercer, il faut avoir certaines connaissances. »

On a beaucoup fait et on fait chaque jour davantage pour l'éducation agricole des jeunes gens. On n'a rien fait pour celle des filles. C'était s'arrêter à moitié chemin.

Ce qui précède démontre assez que l'agriculteur, dans le choix d'un système de culture, devra prendre en très grande considération les talents, les connaissances et surtout le caractère et les goûts de sa compagne. S'il est assez heureux pour posséder une femme active et intelligente, économe, connaissant bien les branches qui la concernent (volaille et laiterie), il pourra, dans quelque position qu'il soit, développer l'une ou l'autre de ces branches avec toutes chances de succès ; s'il est, au contraire, privé de cet avantage, il devra renoncer à toute spéculation exigeant le concours de sa femme, lors même que les circonstances locales leur seraient favorables.

Je connais, dans un rayon de 50 lieues autour de Paris, des fermes importantes où la basse-cour paye le loyer, et d'autres à côté où elle fournit à peine la consommation de la maison. On sait que la qualité hors ligne des beurres d'Isigny, de la Prévalais et de Bray, des fromages de Camembert, de Brie, du mont Dor, de Sassenage, etc., etc., tient non seulement à la nature des herbages, mais encore et surtout aux soins intelligents et à l'habileté des fermières.

Je viens, messieurs, de vous signaler le mal et de vous en indiquer les causes. C'était en même temps indiquer les remèdes. Répandre le plus possible l'instruction professionnelle agricole parmi les jeunes filles de toutes classes destinées à vivre à la campagne, comme on le fait parmi les jeunes gens, ce serait évidemment s'attaquer à la principale de ces causes et arriver promptement à les détruire toutes.

Mais, comment et par quels moyens ?

Pourrait-on appliquer à des jeunes filles le système d'enseignement professionnel adopté pour les jeunes gens, créer pour elles des établissements analogues aux fermes-écoles et aux instituts agronomiques ?

C'est possible, c'est probable même. Seulement, il faudrait, évidemment, ici, une organisation spéciale qui ne pourra résulter que d'essais et de tâtonnements plus ou moins longs. Dans tous les cas, il n'y a guère que le gouvernement qui pourrait tenter une œuvre de ce genre, et malheureusement la situation actuelle est trop difficile pour qu'on ose lui demander autre chose qu'un concours moral.

Mais voici, je crois, ce qui, dès à présent, pourrait se faire : beaucoup d'institutions de jeunes filles sont fixées à la campagne, tant dans l'intérêt de la santé des pensionnaires que dans un intérêt d'économie. Pourquoi, dans ceux de ces établissements qui seraient en mesure de le faire, ne joindrait-on pas au jardin qui sert à la promenade et aux récréations un potager et un verger plus ou moins vastes, qui non seulement fourniraient légumes et fruits à l'établissement, mais serviraient encore, aux élèves, d'école pratique pour la culture maraîchère et fruitière ? Pourquoi même n'irait-on pas plus loin et n'aurait-on pas deux, trois ou quatre vaches dont le lait, non consommé en nature, serait transformé en beurre et en fromages ? Cette organisation supposerait déjà la possession de quelques hectares de terres et de prés, en un mot une petite ferme. Mais cela existe dans plusieurs établissements, surtout dans des établissements religieux. Je connais un établissement de ce genre qui produit tout le blé, le lait, le beurre, le fromage qui s'y consomment, et qui vend, chaque année, pour une somme assez ronde de fruits et de soie.

Eh bien, les jeunes filles qu'on y élève apprennent la littérature, l'histoire, la géographie, la musique, le dessin, la broderie, etc, ; mais aucune n'apprend comment on sème les légumes du potager, comment on plante, taille, greffe un poirier, comment on fait une omelette, comment on confectionne le beurre et le fromage, comment on produit la soie.

À une observation que je fis un jour, la femme très distinguée et très éclairée qui dirige ce pensionnat me répondit : Vous avez raison, monsieur, mais vous ignorez probablement le grand obstacle. Ce que vous me conseillez, je 1'ai fait au début. J'ai dû m'arrêter devant les réclamations très vives des parents, qui me reprochaient d'élever leurs demoiselles comme si elles avaient été destinées à devenir plus tard filles de basse-cour.

Vous le voyez, messieurs, ce ne sont pas seulement les jeunes filles qu'il s'agit d'instruire, ce sont aussi et surtout les parents. Aussi je réclame votre aide, votre appui énergique pour combattre ces ridicules préjugés, qui nuisent tant à notre agriculture.

La question intéresse notre pays plus qu'aucun autre, non seulement parce que la femme exerce, en France, ainsi que je l'ai dit, une influence plus grande qu'ailleurs, mais encore parce que la Française, quand elle consent à s'occuper d'agriculture, y réussit en général parfaitement. Seule, parmi les femmes d'Europe, elle semble posséder cette énergie, cette décision de caractère, cette activité d'esprit et de corps, qui sont si utiles pour la bonne direction d'un faire-valoir ; et, comme à ces qualités elle joint la promptitude, la justesse d'appréciation et cette finesse de tact qui est le propre de la femme, on comprend que, dans bien des circonstances, elle soit supérieure à l'homme et obtienne des résultats auxquels nous ne pouvons pas toujours atteindre.

Ce n'est, du reste, qu'en France où l'on voit des femmes diriger seules de grandes exploitations. Ce sont souvent des fermières qui, devenues veuves dans le cours d'un bail, n'ont pas hésité, pour éviter les désastreuses conséquences d'une liquidation, à se mettre au lieu et place de leurs maris, et, plus d'une fois, on les a vues rétablir la fortune compromise de la famille.

Il est peu d'entre vous, messieurs, qui n'aient entendu parler d'une de ces agricultrices, et, dans bien des départements, on en cite qui ont marqué par leurs succès. Tout le monde se rappelle la belle création de la princesse Bacciochi, dans les landes de Bretagne. Il y a une vingtaine d'années, un jury spécial signalait, dans le Maine-et-Loire, comme la plus digne de devenir le siège d'une ferme-école, une exploitation dirigée par une dame, et, en 1869, la prime d'honneur était décernée, dans le département de la Vienne, à une propriétaire exploitant, Mme veuve Serph. Enfin, s'il m'est permis de citer un fait qui m'est personnel, je dirai que ce n'est que depuis que deux de mes filles se sont chargées de la direction de ma ferme de Lespinasse (Vienne), pendant mes longues absences, que ma culture me donne des résultats tout à fait satisfaisants, et cela malgré les terribles événements par lesquels nous avons passé.

Je laisserais une lacune regrettable si, en traitant ce sujet, je ne signalais pas à la reconnaissance publique une dame qui, comme praticienne et comme écrivain, a peut-être, plus que qui que ce soit, contribué à réhabiliter l'agriculture parmi les femmes des classes élevées et à leur en faciliter la pratique, je veux parler de Mme Cora Millet, née Robinet. Ses nombreux écrits, tous conçus dans cet esprit, et surtout sa Maison rustique des Dames, ont produit et produisent encore les plus heureux effets, sous ce rapport, partout où ils ont pénétré.

Qu'il me soit permis, en terminant, d'exprimer un regret qui sera certainement partagé par tous ceux qui connaissent et apprécient les ouvrages de Mme Millet, c'est qu'aucune distinction honorifique ne soit encore venue récompenser les éminents services qu'elle a rendus à l'agriculture française.

Moll,
professeur au Conservatoire des arts et métiers.

* Communication faite, dans la séance du 8 mars 1872, à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale. Annales de l'Agriculture française, 1872, 01, p. 408-415.
Agronome, Louis Moll est professeur d'agriculture au Conservatoire des Arts et métiers. Cultivateur à Lespinasse (Vienne). Élu membre de la Société centrale et royale d'agriculture en 1843. Président pour l'année 1865. Membre du conseil de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale.

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